Les soldats du roi1000-1754
Les soldats du roi. Le contrôle royal remplace les compagnies privées
Tambour du régiment de Carignan-Salières 1665-1668, représenté pendant le service de ce régiment en Nouvelle-France. Il porte la livrée du prince de Carignan. Les armoiries de Carignan sont peintes sur le cylindre du tambour; l'écu central est une croix blanche sur fond rouge. Le tambour a pour rôle de communiquer les ordres du commandant par les roulements de son instrument. Reconstitution de Michel Pétard.
Quand meurt le cardinal Mazarin, en mars 1661, le jeune roi Louis XIV décide de gouverner par lui-même et prend les rênes du pouvoir. Jetant un regard critique « sur toutes les parties de l'État », il conclut que « de désordre régnait partout » dans son royaume. Ou bien la France est absente des terres nouvellement découvertes, ou bien son drapeau flotte sur de petits postes sans défense, à la merci des indigènes. Un vent de réformes, auquel l'armée n'échappe pas, s'abat immédiatement sur toutes les institutions françaises. C'est une véritable révolution que le souverain de 22 ans accomplit ainsi, « sans peine et sans bruit ».
Dès 1663, les grandes réformes étant bien amorcées dans la métropole, le roi et ses ministres s'attaquent au problème colonial. La première mesure qui s'impose est de briser le monopole des compagnies de commerce et de leur substituer l'autorité royale. Pour les remplacer on met sur pied les Compagnies des Indes occidentales et orientales. À la différence de celles qui les ont précédées, celles-ci sont des créations royales où le trésor de l'État se joint au capital privé, où la marine royale escorte la marine marchande, et où le roi exerce un droit de regard accru sur la gestion des colonies.
Cette importante mesure administrative ne change cependant rien au fait que les colonies restent toujours aussi faibles. Le roi en prend conscience et décide alors de donner une puissante impulsion au monde colonial français en jetant dans le jeu son armée.
L'envoi de troupes royales. La première priorité des Antilles
Pour la première fois de l'histoire militaire française, on va donc détacher des troupes de l'armée royale pour servir outre-mer. En 1664, 200 soldats se rendent aux Antilles. Ils accompagnent le marquis Prouville de Tracy, nommé lieutenant général de toute l'Amérique française, qui fait route vers la Guyane et la Martinique. Ces soldats, les premiers du contingent destiné aux colonies, appartiennent à quatre compagnies d'infanterie tirées des régiments de Lignières, de Chambellé, de Poitou et d'Orléans. L'année suivante, en 1665, quatre autres compagnies quitteront la France, cette fois à destination de Madagascar et des îles de l'océan Indien.
Un régiment pour le Canada
Dans cette nouvelle politique coloniale, le Canada se voit attribuer « la part du lion ». Durant l'été 1665, un régiment entier - 1 000 hommes répartis en 20 compagnies - débarque à Québec : le régiment de Carignan-Salières, devenu quasi légendaire dans l'histoire de notre pays.
Ce corps militaire tenait son nom du colonel Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, qui, en 1644, le leva au Piémont, dans le nord de l'Italie. Au cours de la décennie suivante, on fit du recrutement en France, et ce caractère piémontais fut noyé graduellement. La paix des Pyrénées de 1659, signée entre l'Espagne et la France, entraîna dans l'armée la réduction du nombre de régiments. Au lieu d'être dissous, celui de Carignan fut fusionné avec un autre. Le 31 mai de cette année-là, le prince de Carignan fut avisé, fort civilement, qu'en son absence le commandement avait été donné « à une personne d'expérience et de capacité ... le sieur de Salières ... colonel d'un régiment d'infanterie qui est à présent incorporé dans le vôtre ». Le régiment de Salières avait été levé en 1630.
Offensives contre les Iroquois. Un nouvel équilibre du pouvoir?
Fantassins français au camp, 1667
Les troupes françaises du régiment de Carignan-Salières stationnées au Canada à partir de 1665 ont vraisemblablement la même apparence que les soldats montrés dans cette image de 1667.
La présence d'un tel corps de troupes au Canada ne pouvait que changer radicalement la situation, jusqu'alors fort précaire, de la colonie. Enfin, on peut pourvoir les villes de garnisons ! Enfin, on peut construire les forts qu'il faut pour contrôler le Richelieu, route traditionnelle des Iroquois ! L'enthousiasme est tel que de nombreux volontaires canadiens se mobilisent pour appuyer le régiment de Carignan-Salières. En quelques semaines, la petite colonie française, que la nécessité avait obligée depuis un quart de siècle à se replier dans une attitude défensive, modifie sa mentalité d'assiégée au profit de l'esprit d'offensive. On envisage une nouvelle tactique : attaquer l'Iroquois chez lui !
Le premier fort Chambly, construit en 1665
Cette maquette représente le premier fort Chambly. L'édifice original en billots de bois, construit en 1665, est typique des plus anciens forts du Canada.
Une attaque contre les Iroquois
Carte des campagnes menées par le régiment de Carignan-Salières en 1665-1666
En 1665 et en 1666, le régiment de Carignan-Salières fait campagne contre les Iroquois dans la région montrée par la carte. Après être débarqué à Québec, le régiment se rend à Montréal, construit plusieurs forts sur la rivière Richelieu, mène sans succès un raid hivernal contre les Iroquois au sud, puis réussit dans une deuxième tentative en septembre.
L'idée ne manque pas d'audace. Les nouveaux arrivés ne sont pas familiers avec le pays, ni avec les distances, les tactiques amérindiennes et le climat. Tout ceci rend l'entreprise périlleuse, mais les commandants ne veulent pas perdre l'initiative de l'action. Dès janvier 1666, quelque 300 soldats, auxquels se sont joints 200 volontaires canadiens, partent à pied de Québec, sous le commandement du gouverneur Courcelles, et, marchant péniblement dans la neige, entreprennent de se rendre au pays des Iroquois. Campagne étonnante, étant donné qu'à cette époque ni les Européens ni les Amérindiens ne se battent habituellement en hiver. Au fort Sainte-Thérèse, un groupe de volontaires montréalais vient grossir les rangs de cette troupe et l'expédition se remet en marche, connaissant à peine sa position exacte. Et le 17 février, les Hollandais du village de Schenectady ont la surprise de voir surgir du bois un grand nombre de soldats français, certains chaussés de raquettes, plusieurs tirant des « traînes sauvages » (toboggans) sur lesquelles sont empilées de maigres provisions... N'étant pas en guerre, ils veulent bien les tolérer le temps qu'ils refassent leurs forces. Mais les événements se précipitent. À peine les Français se sont-ils arrêtés qu'éclate une escarmouche avec les Agniers, jusqu'alors introuvables. Puis survient une délégation qui demande à Courcelles le pourquoi de cette incursion si près des postes du roi d'Angleterre ! Courcelles va de surprise en surprise : il se trouve chez les Hollandais alors qu'il se croyait chez les Iroquois, il apprend que la NouvelleHollande est devenue la colonie de New York et qu'Orange se nomme maintenant Albany... C'est qu'en effet le territoire hollandais est passé aux mains des Anglais l'année précédente, nouvelle qui n'était pas encore parvenue à Québec avant son départ. Les villages agniers ne sont plus désormais qu'à trois jours de marche de Schenectady, mais les Français sont épuisés et près de la famine. Ils obtiennent des Hollandais du pain et des pois, et, la rage au cœur, prend le chemin du retour...
Résultats variés
Les pertes furent difficiles à évaluer de part et d'autre. Les Agniers prétendirent avoir tué une douzaine de soldats français, en avoir capturé deux et en avoir trouvé cinq autres morts de faim et de froid, tout en déclarant n'avoir eu que trois guerriers tués et cinq blessés. Ils ajoutèrent n'avoir pu causer de sérieux dommages à l'expédition française, qui était très mobile. Ceci concorde avec les rapports français. On croit d'abord avoir perdu une soixantaine d'hommes, mais on se ravise, car on signale par la suite « que la plupart des soldats qu'on croyait perdus reviennent tous les jours ».
En définitive, cette première sortie du régiment de Carignan-Salières fut un fiasco par rapport aux objectifs qu'elle poursuivait, à savoir la destruction des villages iroquois. D'autre part, on y a accompli quelque chose de quasiment impensable : mener une expédition guerrière en plein hiver canadien, déplaçant plus d'un demi-millier d'hommes sur des centaines de kilomètres, en pays vierge et en terrain accidenté, ceci dans un des environnements les plus hostiles qui soient.
Les Français tirèrent de nombreuses leçons de cette expédition hivernale d'envergure, la première à n’avoir jamais été tentée en Nouvelle-France. Ils y apprirent, notamment, l'importance cruciale d'avoir des guides fiables, car, pour ajouter aux difficultés de la chose, les 30 Algonquins qui devaient mener la troupe en Iroquoisie ne furent d'aucune utilité durant près de trois semaines, s'étant enivrés. Ils comprirent aussi la nécessité d'avoir une logistique solide ainsi qu'un équipement et un habillement permettant de survivre dans des conditions aussi difficiles. Toute cette expérience leur servira plus tard.
La lutte se poursuit
Fantassins français en marche, 1667
Aux XVIIe et aux XVIIIe siècles, les armées ne marchent pas nécessairement en rangs, et même la marche au pas est peu commune jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Les soldats français du régiment de Carignan-Salières stationnés au Canada à partir de 1665 auraient eu le même genre de démarche.
Durant le printemps et l'été 1666, les rapports entre Français et Iroquois alternent entre escarmouches et tentatives de pourparlers de paix. En juillet, le capitaine Sorel, à la tête de 200 soldats et volontaires accompagnés d'environ 80 Amérindiens alliés, parvient à se rendre à proximité d'un village iroquois. Ceux-ci envoient une ambassade de paix et libèrent quelques captifs français, avec lesquels Sorel rentre à Québec. Cette expédition apprend à ses chefs qu'on peut pénétrer facilement le pays iroquois. Fatigué des longs palabres ponctués d'incidents sanglants, le marquis de Tracy se prononce alors en faveur d'une expédition majeure. Celle-ci a lieu en septembre 1666. À la tête d'une petite armée composée de 700 soldats, de 400 volontaires canadiens - dont un bataillon de Montréalais, les plus expérimentés dans la guerre amérindienne - et d'une centaine d'alliés hurons et algonquins, Tracy, Courcelles et Salières marchent, tambour battant, jusqu'au cœur du territoire des Iroquois. Ceux-ci se cachent dans la forêt et n'opposent aucune résistance, laissant les Français brûler quatre de leurs villages et leurs récoltes de maïs. Ces fiers guerriers, invincibles à la guérilla mais impuissants quand on les attaque chez eux, se rendent alors compte que leurs voisins et amis, les Anglais et les Hollandais, ne les appuient pas militairement. D'autres considérations assombrissent encore leurs perspectives d'avenir. Leurs forêts se dégarnissent tandis que les Outaouais, dont le territoire, au nord, abonde en animaux à fourrure, sont en train de s'emparer du marché. Enfin, la famine engendrée par la destruction de leurs récoltes a fait périr des centaines d'Agniers. Toutes ces raisons incitent les Iroquois à refaire leurs forces en attendant des jours meilleurs. Leurs chefs se décident alors à conclure la paix et amorcent des pourparlers avec les Français. On déplore peu d'incidents par la suite, et celle-ci est signée en juillet 1667, après de longues et tortueuses négociations.
La paix
Le succès de la mission du régiment de Carignan-Salières assure à la Nouvelle-France une ère de paix et de prospérité. Ses colons peuvent maintenant s'établir et travailler sans craindre constamment pour leur vie. Les forts qui se dressent tout le long du Richelieu sont destinés non seulement à gêner tout mouvement venant du sud, mais à servir de bases pour porter la guerre jusqu'au cœur de l'Iroquoisie. C'est donc dire que l'initiative de l'offensive a changé de camp. Devant les explorateurs et les commerçants français s'ouvre toute grande la route vers l'Ouest, aux territoires riches en fourrures. Enfin, aux nations que les Iroquois ont anéanties se substituent les Outaouais, les Ojibwés et les Algonquins, à titre de partenaires commerciaux et d'alliés militaires.
La colonisation militaire
Le roi réservait cependant une autre mission pour ses troupes au Canada. Prévue avant leur départ pour la colonie, elle avait été tenue secrète jusqu'à la fin des hostilités. La Nouvelle-France est peu peuplée. Pour corriger la situation, le roi désire que l'on incite les soldats des 24 compagnies « à demeurer dans le pays » en leur procurant les moyens « de s'y établir ». Ainsi, les officiers se voient offrir des seigneuries. Offre alléchante puisque posséder ses propres terres, c'est-à-dire devenir seigneur, est presque impossible en France. Quelque 30 officiers se prévaudront de ce privilège en 1667 et 1668. Les titres de la plupart des nouvelles seigneuries seront officiellement concédés à leurs propriétaires cinq ans plus tard. Plusieurs porteront le nom de leur titulaire. Ainsi, les villes actuelles de Berthier, Chambly, Contrecoeur, Boisbriand, Saint-Ours et Sorel commémorent leurs premiers seigneurs, auparavant capitaines du régiment de Carignan-Salières ; Lavaltrie, Soulanges et Varennes rappellent le souvenir d'anciens lieutenants, tandis que les enseignes Brucy et Verchères ont enrichi de leurs noms la toponymie québécoise.
Pour les simples soldats il y a également de nombreux avantages à rester. Posséder sa propre terre et s'y établir avec une aide substantielle sous forme de bétail et de vivres, au lieu de s'en retourner et possiblement travailler comme serf, quoi de plus tentant ? Aussi, 404 d'entre eux et 12 sergents se laisseront-ils gagner. En France, le sentiment de confiance engendré par l'action vigoureuse des troupes du roi favorise sans aucun doute l'émigration vers le Canada, car, à la même époque, plus de 2 000 Français se décident à partir. Avec tous ces apports, le chiffre de la population double, de 1665 à 1672, et passe à 7 000 personnes.
Ces mesures n'entraînent pas la dissolution complète du régiment de Carignan-Salières. Les deux compagnies colonelles rentrent en France avec le colonel Salières, en juin 1668, et le régiment y fait un nouveau recrutement.
Une garnison « royale »
Louis de Buade, comte de Frontenac (1622-1698)
On ne connaît aucun portrait contemporain de Louis de Buade, comte de Frontenac (1622-1698). Cette statue du célèbre gouverneur général de Nouvelle-France (1672-1682, 1689-1698) provient de la façade de l'hôtel du Parlement à Québec, conçue par Eugène-Étienne Taché (1836-1912). On la voit ici dans une gravure du début du XXe siècle.
Au Canada, on garde sur pied quatre compagnies de 75 hommes chacune, officiers compris. Deux de ces compagnies sont affectées à Montréal et deux à Chambly. De ces dernières, 30 hommes seront détachés à Saint-Jean et 20 autres au fort Sainte-Anne. Ces quatre compagnies montent la garde jusqu'en 1670, alors qu'elles sont renforcées par cinq compagnies de 50 hommes chacune, envoyées de France et commandées par des officiers du régiment de Carignan-Salières. Il semble que ces troupes maintiennent la filiation avec le régiment par un genre de statut de compagnies détachées outre-mer. L'intendant Talon note que le capitaine Laubia « de Carignan-Salières » commande l'une des « compagnies... renvoyées en Canada en 1670 ». Cependant, en 1671, on licencie toutes ces troupes, enjoignant les officiers à ne pas revenir en France et encourageant « fortement tous les soldats à travailler au défrichement et à la culture des terres».
Le licenciement des compagnies, décision favorable au peuplement, ne laisse cependant sur place qu'une très mince garnison à Québec, deux sergents et 25 soldats; dans chacune des villes de Trois-Rivières et de Montréal, 10 soldats seulement. Avec les 20 gardes du gouverneur général et les 10 soldats du fort Frontenac, que le sieur de La Salle a l'obligation d'entretenir « à ses dépens », à partir de 1675, on obtient un total de 77 hommes. Cette pénurie de soldats de métier laisse les forts sur le Richelieu pratiquement sans défense. Aussi, durant cette période, assiste-t-on à une lente détérioration des relations franco-iroquoises.
Les Iroquois, observant l'affaiblissement de la défense militaire canadienne, songent en effet à reprendre la guerre. Pour se venger des humiliations qu'ils ont subies, ils cherchent, depuis que la paix est conclue, à neutraliser les nouveaux alliés amérindiens des Français et à s'emparer de leur commerce de fourrures. Dans la colonie, d'autre part, on a de bonnes raisons de craindre que les 2 500 guerriers des Cinq Nations, bien pourvus en fusils britanniques, ne détruisent les tribus de l'Ouest avec qui les rapports sont bons, comme ils l'ont fait des Hurons, ainsi que les postes de traite et les missions jésuites récemment établies à Michillimakinac et dans les Illinois. La situation s'aggrave durant les années 1670 mais, grâce en bonne partie à l'habile diplomatie de Louis de Buade, comte de Frontenac, le danger est contenu. À peine celui-ci est-il remplacé au poste de gouverneur général, en 1682, par Joseph-Antoine Lefebvre de La Barre, que les Illinois, les Miamis et les Outaouais, attaqués, se voient forcés de demander la protection française. Pour défendre ce vaste territoire et venir en aide à ses alliés, de La Barre, dont le projet de conférence générale a essuyé le refus dédaigneux des Iroquois, ne dispose que d'une poignée de soldats. Mais il peut aussi compter sur environ 1 000 miliciens car, au cours de la décennie qui vient de se terminer, la colonie s'est dotée de cette importante ressource, appelée à jouer un rôle décisif dans la défense du pays : une milice.
La fondation de la milice canadienne
Le château Saint-Louis et son fort à Québec, en 1683
Les murs du fort surmontant le cap Diamant sont construits en 1636 et démolis en 1693. Cette gravure de l'époque montre le premier château Saint-Louis en 1683. Il est construit en 1647 et démoli en 1694 pour faire place à un édifice plus grand. C'est dans le deuxième château qu'un messager va présenter, de la part de Sir William Phips, une sommation à se rendre au comte de Frontenac, qui répond par la phrase célèbre : « Je vous répondrai par la bouche des mes canons. » Durant le siège de 1690, le fort sert de citadelle des fortifications de Québec. Les maisons à droite bordent un chemin étroit (aujourd'hui la rue du Petit-Champlain) qui mène à la basse ville. Gravure d'après Jean-Baptiste Franquelin.
Avant 1669, à moins de situations d'urgence, le colon français au Canada n'était pas obligé de servir à l'occasion en tant que soldat. Il n'existait pas, non plus, d'organisation militaire permanente visant à regrouper les hommes. Une lettre de Louis XIV va changer tout cela. Le 3 avril 1669, en effet, le roi ordonne à Courcelles, alors gouverneur, de « diviser » ses sujets au Canada par compagnies « ayant égard à leur proximité, qu'après les avoir ainsi divisés, vous établissiez des capitaines, lieutenants et enseignes pour les commander... vous donniez les ordres qu'ils s'assemblent une fois chaque mois pour faire l'exercice du maniement des armes ». On doit prendre soin, ajoute-t-il, qu'ils soient « toujours bien armés, et qu'ils aient toujours la poudre, plomb et mèches nécessaires pour pouvoir se servir de leurs armes dans les occasions ».
Ces quelques lignes signent l'acte de naissance de la milice canadienne. Elles sont l'équivalent d'un programme général d'organisation et de mobilisation dont la réalisation va demander plusieurs années d'efforts. C'est surtout au comte de Frontenac, qui succédera à Courcelles en 1672, qu'incombera la tâche de mettre en place cette considérable organisation à travers le pays. Pour ce faire, il s'inspira certainement de la milice garde-côte telle qu'elle existait en France à l'époque, car la milice canadienne offre beaucoup de parenté avec elle.
Il lui semble tout naturel, par exemple, d'utiliser la paroisse comme point de ralliement. Chacune possédera donc sa propre compagnie de milice, et les plus populeuses en auront même plusieurs. La composition de ces compagnies est exactement calquée sur celle des troupes régulières : à la tête, un capitaine, assisté d'un lieutenant et d'un enseigne, ensuite quelques sergents et caporaux, puis de simples soldats. En tout, une cinquantaine d'hommes.
Chaque paroisse se trouve rattachée à l'un des trois districts gouvernementaux de la colonie : Québec, Trois-Rivières ou Montréal. Dans chacun d'eux se trouve un état-major de milice comportant un colonel, un lieutenant-colonel et un major. Le gouverneur du district détient le commandement supérieur, tandis que le gouverneur général du pays est en même temps le commandant suprême de toute la milice. L'intendant peut, cependant, requérir les miliciens pour des causes civiles.
Tous les hommes en état de porter les armes, âgés de 16 à 60 ans, doivent faire partie de la compagnie de milice de leur paroisse et participer à ses activités, ce qui représente entre le cinquième et le quart de la population totale de la colonie. Il y a environ 3 500 miliciens en 1710; on en compte 11 687 en 1750, et ils sont divisés en 165 compagnies commandées par 724 officiers et 498 sergents. Seuls les religieux et les seigneurs sont exemptés de ce service, encore que ces derniers soient presque tous officiers dans les troupes régulières ou dans la milice.
Franc-tireur et voyageur endurci
Le colon français de la seconde moitié du XVIIe siècle était un homme qui, par son mode de vie même, avait développé de multiples habiletés. L'ensemble de la population de la Nouvelle-France était alors groupé le long des rives du Saint-Laurent, où plusieurs possédaient des terres. Il n'était pas rare de voir le cultivateur de l'été se métamorphoser en chasseur l'automne venu, puis s'adonner à quelque petit métier, peut-être à la trappe ou à la traite, durant l'hiver, ce qui l'obligeait à parcourir de grandes distances en raquettes, pour ensuite retourner à ses champs au printemps. Sans parler des excursions de pêche qui lui fournissaient maintes occasions de s'entraîner au canotage ! Un observateur donne des Canadiens de cette époque la description suivante : ils sont « bien faits, agiles, vigoureux, jouissant d'une parfaite santé, capables de soutenir toutes sortes de fatigues... et belliqueux ... nés dans un pays de bon air, nourris de bonne nourriture et abondante... ils ont la liberté de s'exercer dès l'enfance à la pêche, à la chasse et dans les voyages en canot où il y a beaucoup d'exercices ». Un autre ajoute que le « Canadien est très brave » et qu'il est plus habile à tirer du fusil « que tout autre au monde ».
Voilà qui annonce un type d'hommes possédant une aptitude exceptionnelle pour la guerre de raids ! On décèle pourtant chez les Canadiens une certaine réticence à participer aux activités militaires. Frontenac note que, comparés aux soldats de métier, les miliciens ne veulent guère quitter leurs foyers et ne peuvent être très utiles pour les expéditions. Mais ceci concerne la période paisible des années 1670. Vingt-cinq ans plus tard, on constatera chez eux un changement d'attitude considérable, engendré par la guerre intermittente menée contre les Iroquois depuis le début des années 1680. Aux côtés de leurs alliés amérindiens, les robustes Canadiens sont alors de tous les raids, et ces excursions militaires sont si pénibles qu'il « n'y a pas 300 hommes dans les troupes régulières capables de les suivre »
L'Acadie
Dans sa nouvelle politique coloniale, Louis XIV n'oublie pas l'Acadie. Elle aussi recevra ses « soldats du Roy », mais il faudra d'abord attendre qu'elle soit rétrocédée à la France par le traité de Bréda, en 1667, car les miliciens du Massachusetts l'occupent depuis 1654. La prise de possession effective n'a lieu que trois ans plus tard, en août 1670, quand le sieur de Grandfontaine, débarquant en Acadie en qualité de gouverneur, exige et obtient des Anglais la restitution de la colonie, conformément au traité. Il est escorté d'une compagnie de 50 soldats dont il est le capitaine. Celle-ci se trouve être la sixième du contingent de soldats de Carignan-Salières renvoyés en Nouvelle-France, et le sieur de Grandfontaine est lui-même un vétéran des campagnes de 1665 et 1666 contre les Iroquois. C'est la première fois que des troupes royales sont envoyées en Acadie.
Tout comme les cinq compagnies affectées au Canada, celle de Grandfontaine est licenciée en 1671 et ses membres peuvent choisir de s'établir au pays. La perspective semble leur plaire car plusieurs font déjà de la pêche et « presque tous les soldats se disposent à s'habituer et même à se marier, s'il leur vient des filles de France ».
Ils auront peu de temps pour le faire. En 1672, Louis XIV déclare la guerre à la Hollande. Deux ans plus tard, un corsaire battant pavillon de ce pays mouille dans les eaux acadiennes. Aucun navire français n'assure la défense des côtes et celle des forts est faible également. Les Français résistent de leur mieux, mais ne peuvent empêcher que Pentagoët et Jemsec ne soient pris et pillés. Le capitaine Chambly, qui est alors gouverneur, et ses officiers sont fait prisonniers et emmenés à Boston. Libérés peu après, sans doute en raison de la neutralité des Anglais dans le conflit franco-hollandais, ils retournent en Acadie, mais la colonie, n'ayant pas de troupes régulières ni encore de milice, est pratiquement sans défense, situation qui persistera tout au long des années 1680.
Plaisance, Terre-Neuve
Au milieu du XVIIe siècle, on ressent de plus en plus fortement, tant du côté anglais que français, le besoin d'avoir une base navale permanente à proximité des grands bancs de Terre-Neuve, afin que les morutiers puissent faire escale pour approvisionner leurs navires et trouver protection contre les navires ennemis. En 1651, Olivier Cromwell, alors « Seigneur-Protecteur » de la Grande-Bretagne, nomme un gouverneur à St. John's, établissement situé dans la partie est de l'île.
Le havre de Plaisance, au sud-est de Terre-Neuve, déjà fréquenté par les pêcheurs français, sembla tout indiqué à la France de Louis XIV pour y établir sa propre base. Une première colonie y fut fondée en 1660 et fut pourvue d'une petite garnison en 1662. Mais bientôt les soldats se mutinèrent, assassinèrent le gouverneur, Du Perron, et pillèrent le fort avant de s'entre-tuer. Les huit survivants tentèrent d'atteindre les établissements anglais, de sorte que, l'année suivante, lorsque les navires amenèrent de France une vingtaine de colons et de soldats, ils trouvèrent la colonie dévastée et le fort abandonné. D'autres soldats arriveront en 1667, mais la garnison semble quasi inexistante par la suite. C'est dans cet état que vivotera la base jusqu'à l'arrivée des troupes de la Marine, en 1687.
Une ère de progrès
La période marquée par l'envoi du régiment de Carignan-Salières apporta à la colonie française une paix que l'on désespérait de voir jamais se réaliser et donna un essor extraordinaire à la colonisation. Elle a été l'une des plus déterminantes de l'histoire de la Nouvelle-France. Le licenciement des troupes, s'il affaiblit la défense du pays, donna lieu à une autre initiative royale qui se révéla tout aussi profitable, la fondation d'une milice canadienne. Sur ces acquis solides, qui permirent une première percée vers l'ouest et vers le sud, commença à prendre forme un rêve à la mesure de l'Amérique : la création d'un grand empire français. Cependant, le contrôle de l'accès au continent par le Saint-Laurent, particulièrement en Acadie et à Terre-Neuve, demeura faible. De plus, un autre ennemi pointait à l'horizon : les colonies britanniques, déjà populeuses et de plus en plus agressives.
Les Compagnies franches de la Marine du Canada1000-1754
Les Compagnies franches de la Marine du Canada.Le changement commence dans les Antilles
En 1674, au cours de la guerre que Louis XIV livre à la Hollande, une flotte commandée par l'amiral Ruyter arrive en vue de la Martinique, qui est pratiquement sans défense. L'attaque est repoussée, par miracle, mais l'alerte a été chaude ! À Versailles, on se rend compte que l'on est passé à deux doigts de perdre la plus importante des îles françaises des Caraïbes, faute d'y avoir entretenu une garnison convenable. Le ministère de la Marine, auquel incombe, depuis sa création en 1669, non seulement la responsabilité de la flotte de guerre du pays, mais celle des colonies d'Amérique, lève en toute hâte 470 hommes et huit officiers. Ils arrivent à la Martinique avant la fin de l'année. Durant les années 1670, on comblera la même lacune dans toutes les îles françaises ainsi qu'à la Guyane. C'est le début de l'armée coloniale française.
Le ministère de la Marine prend le contrôle. Militarisation de la Nouvelle-France
Fort Lachine (aussi appelé Fort Rémy)
Cette structure, construite à partir de 1671, est typique des forts à palissade en billots de bois servant à protéger les établissements à l'ouest de Montréal. Le fort Lachine (ou Fort Rémy) est caractérisé par : 1) un moulin à vent, 2) la maison du prêtre, 3) une chapelle, 4) la maison de Jean Milot, antérieurement occupée par l'explorateur Robert Cavelier de la Salle, 5) une grange, 6) des palissades, 7) des bastions, 8) les casernes, 9) une poudrière.
En Nouvelle-France, les milices, qu'on vient de mettre sur pied, ne peuvent suffire à assurer la sécurité de la colonie, en butte aux menaces et aux attaques ennemies tout au long des années 1670 et 1680. Afin de pallier la situation et pour favoriser l'expansion française en Amérique, Louis XIV opte pour l'établissement de fortes garnisons entretenues par le trésor royal. Au Canada, leurs effectifs seront recrutés progressivement à même la population de gentilshommes du pays. C'est la naissance des Forces armées canadiennes.
La société de la Nouvelle-France sera profondément transformée par cette nouvelle expression de la volonté royale. En effet, tandis que les soldats démobilisés deviendront la principale source d'approvisionnement en nouveaux colons, une bonne partie de l'élite coloniale se composera désormais d'officiers militaires et ceux-ci acquerront de ce fait une influence considérable dans tous les aspects de la vie du pays. Mais c'est surtout par l'épée que ces militaires vont se distinguer, en mettant au point une tactique de combat originale et terriblement efficace.
Cet important volet de l'histoire militaire et sociale du Canada débute vers la fin de l'année 1683. En juin de cette année-là, de La Barre, incapable de freiner la nouvelle montée de l'hostilité iroquoise, expédie d'urgence en France une lettre dans laquelle il demande des troupes et des armes pour contrer une situation militaire quasi désespérée. Ce n'est qu'au mois d'août que le marquis de Seignelay, ministre de la Marine, prendra connaissance de l'appel à l'aide du gouverneur général de la Nouvelle-France. À cette date, le convoi de navires à destination du Canada est déjà en route, mais on recrute immédiatement 150 soldats à Rochefort et on les embarque aussitôt sur la frégate La Tempête. Au début de novembre, le navire jette l'ancre à Québec et trois « Compagnies franches de la Marine » - ainsi qu'on appelle ces troupes appelées à servir outre-mer, par opposition à l'armée « de terre », active uniquement en Europe - débarquent en Nouvelle-France.
Des officiers canadiens. Des officiers font la différence
Couleurs de colonel et d'unité des Compagnies franches de la Marine, XVIIIe siècle
Couleur blanche de colonel et couleurs bleue et rouge d'unité des Compagnies franches de la Marine au XVIIIe siècle.
L'apport des troupes de la Marine fera grimper jusqu'à 1 500 le nombre d'officiers et de soldats de la colonie au cours des années 1680. Ce nombre se stabilisera autour de 900 pendant la première moitié du XVIIIe siècle. De 1689 à 1749, il y aura 28 compagnies en garnison.
Les compagnies de la Marine établies au Canada se distinguent très tôt par la forte proportion d'officiers qu'on y compte par rapport au nombre de soldats. Dès 1687, on passe, théoriquement, de deux à trois officiers par compagnie. Dans les faits, il y en aura aussi un quatrième, recruté parmi les familles de gentilshommes canadiens : l'enseigne en second ou « petit officier ». Ce sera là une initiative du gouverneur Denonville, qui a noté les excellentes dispositions guerrières des jeunes hommes issus de la nouvelle élite canadienne. Un geste qui aura, au fil des années, des répercussions considérables sur la vie militaire et sociale de la colonie.
Une autre pratique, qui débute probablement au cours des années 1680, favorise l'intégration de militaires coloniaux dans l'armée régulière : la coutume, chez les familles d'officiers établies au pays, de fournir l'armée en cadets afin que leurs jeunes fils s'acheminent vers la carrière des armes et obtiennent à leur tour leur brevet d'officier. Au début du XVIIIe siècle, on trouve dans les troupes « une belle jeunesse de qualité... fils d'officiers... ayant la paye de soldat », dont on encourage la promotion. Un quart de siècle plus tard, cependant, on constate qu'il y a dans les compagnies trop de cadets qui ne sont « que des enfants » et qui prennent la place de véritables soldats. Le roi ordonne de corriger la situation en restreignant leur nombre, puis, en 1731, émet une ordonnance royale établissant officiellement le rang de cadet dans les troupes du Canada, à raison d'un par compagnie. En signe distinctif, ils portent à l'épaule, sur leur uniforme, un cordon bleu et blanc, d'où le nom de « cadets à l'aiguillette » qu'on leur donne. Mais les 28 places disponibles au sein des Compagnies franches de la Marine ne suffisent pas à loger tous ces fils d'officiers et l'on voit apparaître, officieusement, des « cadets-soldats », genre de cadets en second, qui seront finalement réglementés à un par compagnie, en 1750.
Les cadets sont comptés au nombre des soldats lors des revues, et ils doivent servir avec eux pour apprendre le maniement des armes. Par ailleurs, ils bénéficient de la protection des officiers (souvent des membres de leur famille), et on leur donne, à l'occasion, la possibilité d'exercer le commandement. Étant proches à la fois des officiers et des soldats, ces jeunes gens s'avèrent d'une grande utilité pour connaître l'esprit des troupes.
Officier des Compagnies franches de la Marine du Canada
Même si les officiers des Compagnies franches de la Marine du Canada ne sont pas tenus de porter un uniforme en particulier, il reste que durant les années 1690, nombre d'entre eux portent les mêmes couleurs que leurs soldats, c'est-à-dire le gris-blanc et le bleu. L'épée et l'esponton (ou demi-pique) sont les armes réglementaires.
Les campagnes au Canada
Carte des principales campagnes menées en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre
Cette carte présente les théâtres d'opérations des campagnes menées en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre entre 1686 et 1711.
L'arrivée des troupes de la Marine, en réponse à la demande d'aide de De La Barre, provoque un changement immédiat de tactique. En 1684, c'est une véritable petite armée qui part en expédition contre les Tsonnontouans, l'une des cinq nations iroquoises, et se rend au fort Frontenac pour les affronter. Mais ce gouverneur n'est pas aussi hardi que ses prédécesseurs et il consent à accorder la paix sans livrer bataille, ce qui n'impressionne guère les Iroquois.
Aussi, en 1687, le nouveau gouverneur général, le marquis de Denonville, devra-t-il entreprendre une seconde expédition contre ces mêmes Iroquois. Il est à la tête d'une armée de 800 soldats, de 1 100 miliciens et de 400 alliés amérindiens. Dans un ultime effort pour sauver leurs bourgs, les Tsonnontouans engagent la bataille. D'abord effrayés par l'effet de surprise et les cris affreux des autochtones, les Français se rallient et les Compagnies franches chargent, ce qui fait fuir l'ennemi. Dans leur course, les Amérindiens abandonnent fusils et couvertures. À nouveau, les villages et les récoltes sont incendiés. Des détachements des Compagnies franches se rendront ensuite jusqu'à Michillimakinac, à la jonction des lacs Michigan et Supérieur, où leur action empêchera les Iroquois et les Anglais de s'emparer du commerce des fourrures de l'Ouest.
Le problème de la défense stratégique du Canada
Fort de la Montagne, construit en 1685
Le fort de la Montagne était situé à quelques centaines de mètres seulement de Montréal, sur les flancs du mont Royal tel qu'on le voit vers 1690. Il comprenait : A) la chapelle Notre-Dame-des-Neiges; B) la maison des prêtres missionnaires; C) des tourelles, également utilisées comme école par les sœurs de la Congrégation; D) une grange servant d'abri pour les femmes et les enfants pendant les attaques; E) des tourelles; F) un village indien. Les tourelles indiquées en « C » sont toujours visibles aujourd'hui. Dessin tiré de C.P. Beaubien, « Le Sault-au-Récollet », Montréal, 1898.
Les Iroquois ne sont pas les seuls ennemis auxquels auront à faire face les officiers français nouvellement arrivés au cours de cette décennie de 1680-1690, alors que se multiplient les signes avant-coureurs d'un conflit entre la France et l'Angleterre comment repousser une éventuelle invasion britannique, quand la colonie est aussi étendue et que l'on dispose d'aussi peu d'hommes ? Telle est la question cruciale à laquelle ils devront trouver réponse.
Du côté défensif, de solides fortifications demeurent, certes, la mesure fondamentale à prendre. Or, quand elles existent dans la colonie, elles sont dans un état déplorable. On décide donc de remettre en état le fort Frontenac et d'entourer Montréal d'une palissade, ces deux endroits étant les plus exposés aux attaques des Iroquois, alliés des Anglais. Quant à la ville de Québec, qui a l'avantage d'être une forteresse naturelle, elle est dépourvue d'enceinte et possède seulement quelques batteries et un mauvais fort, le château Saint-Louis, qui sert aussi de résidence au gouverneur général. Bien qu'on ne croie guère, à Versailles, que Québec puisse être attaquée par le Saint-Laurent, on se ravisera, en 1690, et on pourvoira la ville d'une enceinte comportant 16 redoutes reliées par une palissade. Ce sera le premier des nombreux ouvrages défensifs à être élevé sur ce site.
La tactique européenne impraticable au Canada
Si l'officier français chargé de vérifier l'état des fortifications en Nouvelle-France peut s'inspirer des usages prescrits dans les ouvrages militaires et tenir compte des avis que lui font parvenir ses pairs de la métropole, il en va tout autrement pour le stratège qui réfléchit aux problèmes que pose, dans les vastes étendues sauvages de l'Amérique du Nord, la défense du territoire. Car, aux complications causées par la dimension géographique, s'ajoute le problème d'un hiver rigoureux qui n'a son pareil en Europe occidentale que dans certaines parties de la Scandinavie et de la Russie.
De plus, les traités sur l'art de la guerre dont il pourrait s'inspirer sont rédigés pour des armées qui font campagne en France, en Allemagne ou en Italie, selon la tactique européenne de combat qui exige des masses compactes d'unités de mousquetaires, appuyés de piquiers pour le combat à pied. De nos jours encore, l'image de lignes d'infanterie qui s'avancent en terrain découvert vers celles de l'ennemi dans le rutilement des uniformes aux couleurs voyantes et l'éclat des armes qui brillent au soleil nous semble suicidaire. Pourquoi ne se cachent-ils pas ? Parce que l'efficacité limitée des armes à feu commandait de telles tactiques. Ce n'est qu'à une centaine de mètres que le feu commençait à être redoutable, s'il était utilisé par salves, car les armes étaient encore trop imprécis pour atteindre efficacement des cibles choisies. Ce qu'il fallait, c'était tout simplement une masse qui tirait sur une autre masse.
Au Canada, rien de cet art militaire n'est applicable. Il n'y a pas de routes, donc pas d'artillerie de campagne ni de cavalerie à envoyer au-devant des envahisseurs pour freiner leur avance. Et si, par malheur, les soldats anglais et les milices de la Nouvelle-Angleterre parvenaient jusqu'à la Nouvelle-France, les troupes qu'on leur opposerait ne pourraient probablement pas les contenir. Pour toutes ces raisons, et bien que l'ennemi potentiel, cette fois, pratique l'art de la guerre à l'européenne, l'officier français des années 1680 constate rapidement que l'essentiel de ses connaissances et de son expérience de la guerre ne lui sera d'aucune utilité dans la colonie.
Des tacticiens canadiens
Il ne reste, en définitive, d'autre solution que de concevoir une nouvelle façon de faire la guerre, étroitement adaptée au pays. Et ce sont des Canadiens, ayant longuement observé les habitudes de combat des Amérindiens, ayant acquis par l'expérience une connaissance approfondie de l'environnement géographique, qui vont mettre au point cette tactique. Parmi ceux-ci, Charles Le Moyne et Joseph-François Hertel de La Fresnière exerceront une influence déterminante.
Alors qu'ils étaient jeunes soldats dans les garnisons, l'un de Montréal et l'autre de Trois-Rivières, Le Moyne et Hertel de La Fresnière prirent part à de nombreuses escarmouches mettant aux prises Français et Iroquois. Capturés et adoptés par ces derniers, tous deux mirent à profit leur temps de captivité pour apprendre la langue et étudier les mœurs iroquoises.
Sa liberté retrouvée, Charles Le Moyne se tourna vers le commerce et y réussit. Il agit aussi comme interprète auprès des gouverneurs, sans pour autant délaisser les activités militaires. C'est lui qui commandait les volontaires montréalais, en 1666, au moment des expéditions du régiment de Carignan-Salières. Il fut le père de nombreux fils, auxquels il transmit ses observations sur l'art de la guerre tel qu'il devait se pratiquer ici. Plusieurs d'entre eux moururent d'ailleurs l'épée à la main. Ils se nommaient Le Moyne de Longueuil, de Sainte-Hélène, de Maricourt, de Châteaugay, d'Iberville... les grands noms de l'histoire militaire canadienne.
Joseph-François Hertel de La Fresnière, pour sa part, naquit à Trois-Rivières, en 1642, dans les armes, pour ainsi dire, puisque son père, arrivé de France en 1626, faisait partie de la garnison. Le jeune Hertel devint donc soldat à son tour, avant de se lancer, comme Charles Le Moyne, dans le commerce. Lui aussi fut interprète et servit comme milicien durant les campagnes du régiment de Carignan-Salières. Lui aussi engendra de nombreux fils qui suivirent ses traces à la guerre. Parmi eux, Hertel de La Fresnière fils, de Moncours, de Rouville... une dynastie d'officiers de grande valeur.
Une doctrine de guerre originale
Impressionné par son expérience des affaires indigènes, le gouverneur général de La Barre nomma Hertel de La Fresnière commandant des nations amérindiennes alliées. C'est alors que commencèrent véritablement ses exploits militaires qui reposaient avant tout sur sa conception révolutionnaire de l'art de la guerre.
Tout comme Charles Le Moyne, Hertel croit que la seule façon de se battre efficacement en Amérique du Nord est d'assimiler les tactiques de guerre des autochtones et de les allier à la discipline européenne. Le soldat canadien servant au sein d'un corps en mission de raid doit, selon lui, assumer une indépendance et une part de responsabilité individuelle beaucoup plus grandes que son frère d'armes européen qui marche au combat machinalement, en rang et au son du tambour. Au Canada, il faut, au contraire, se déplacer rapidement, par petits groupes, approcher l'ennemi sans se faire voir, à la manière d'éclaireurs, le surprendre, puis disparaître aussitôt. C'est l'attaque surprise classique des Amérindiens, doublée d'une coordination parfaite et d'une discipline raisonnée. Une réflexion rapide et calculée de la part du combattant remplace la réaction « automatique » européenne, que l'on pense trop souvent être la seule forme de discipline militaire. Le commandant, pour sa part, sera appelé à diriger non une armée homogène, mais une force offrant des divergences considérables aux niveaux disciplinaire et culturel, puisqu'elle comprendra à la fois des officiers de métier, des soldats français et des miliciens canadiens, en plus d'Amérindiens alliés. Son habileté à concilier les qualités de chacun et à les diriger dans le sens souhaité devient alors un point de première importance. Enfin, le mouvement de retraite devra être rapide et bien planifié, afin que les forces ennemies ne puissent rattraper la troupe, mais tout au plus la suivre à la trace. Différence de taille, car, si l'on est talonné, c'est une course et un harcèlement continuels. Mais si on se replie rapidement, l'ennemi suit de loin, ce qui laisse éventuellement le temps de lui tendre un guet-apens meurtrier qui le découragera peut-être de continuer. Tels sont, dans leurs grandes lignes, les principes directeurs qui vont permettre aux Canadiens de remporter victoire sur victoire et d'arracher ainsi aux autres nations européennes qui se battent pour l'hégémonie de l'Amérique d'immenses portions du territoire que toutes convoitent.
L'organisation d'une expédition. Une nouvelle façon de faire la guerre
Capitaine Jean-Baptiste Hertel de Rouville
Le soldat canadien Jean-Baptiste Hertel de Rouville (1668-1722) est le fils du tacticien renommé Joseph-François Hertel de La Fresnière (1642-1722). Hertel de Rouville dirige plusieurs raids spectaculaires contre des colonies britanniques durant la Guerre de succession d'Espagne (1701-1713). Son fait d'armes le plus terrible est le raid et le massacre qui détruisent Deerfield, au Massachusetts, en 1704. Plus tard dans sa vie, il participe au développement de la colonie française de l'île Royale (île du Cap-Breton). On suppose que le portrait duquel est tirée cette gravure a été peint avant que Hertel de Rouville ne quitte Québec en 1713. Ce portrait a été modifié pour y inclure la croix blanche de l'Ordre de Saint-Louis quelque temps après que Rouville ait été fait chevalier de l'Ordre en décembre 1721.
Hertel de La Fresnière conçoit qu'une troupe mixte, composée d'hommes familiers avec le climat et rompus aux longs voyages exténuants à travers bois et rivières, peut porter des coups très loin chez l'ennemi. Le « parti de guerre » idéal se compose selon lui d'officiers canadiens connaissant parfaitement le pays et les mœurs des autochtones, de quelques soldats d'élite des troupes régulières, bien endurcis, de coureurs des bois, de « voyageurs canadiens », ainsi qu'on appelle les canotiers et transporteurs, et d'Amérindiens alliés. Enfin, l'officier qui est à la tête de cette troupe devra assouplir sa façon de commander, tout en lui conservant la forme militaire. Les Amérindiens sont des alliés, non des subordonnés, il ne faut pas l'oublier. Ils peuvent changer d'idée en tout temps. Il s'agit donc de savoir user de diplomatie afin d'obtenir d'eux respect et enthousiasme.
La logistique occupe une place très importante dans une expédition de ce genre, où l'on ne peut compter que sur ce qu'on apporte pour survivre. La rapidité étant primordiale, la règle du strict minimum s'impose. Idéalement, on part avec des canots chargés de vivres, d'outils, d'armes et de munitions, et on fait des caches le long de la route en prévision du retour. Le régime, peu alléchant, mais nourrissant, se compose surtout de maïs et de pois secs, de viande séchée, de biscuits durs. On améliore cet ordinaire, à l'occasion, avec quelque gibier ou poisson, mais toute chasse cesse quand on arrive à proximité du territoire ennemi. Il n'y a vraiment alors que la fortifiante ration d'eau-de-vie pour donner du cœur au ventre et soutenir le moral du soldat. À l'approche du fort à attaquer, on dissimule les canots et le reste du trajet se fait à pied, à travers bois, chaque homme portant sa charge. Enfin, si tout va bien, on arrive en vue du fortin de l'adversaire sans avoir été détecté.
Quand l'expédition a lieu en hiver, on remplace les canots par des traîneaux et les hommes chaussent des raquettes. Ils doivent être habillés et équipés à la canadienne, et n'apporter qu'un armement léger et utile : fusils, baïonnettes et hachettes pour les officiers, sous-officiers et soldats ; fusils de chasse, hachettes et couteaux pour les volontaires canadiens. Pas question de tricornes ni de hallebardes !
Ces conditions générales valent aussi pour les Amérindiens qui se joignent au raid. Ceux-ci attaquent avec une fougue extraordinaire, sèment la terreur et sont des éclaireurs sans pareils, mais il est impossible de les plier à la discipline européenne parce qu'« ils n'ont parmi eux aucune subordination et que leurs chefs ne sont pas en droit » de commander aux guerriers, mais seulement de leur proposer une forme d'action. Ils constituent une entité indépendante qu'il ne faut pas songer à intégrer. De plus, si l'Amérindien croit percevoir la défaite, il se retire rapidement du combat, facteur dont le tacticien canadien doit également tenir compte.
Expédition militaire en canoë, en Nouvelle-France, les cours d'eau permettent aux militaires de se déplacer facilement grâce au canoë en écorce de bouleau
Pierre Le Moyne D'iberville
Pierre d'Iberville eut été fait chevalier de l'Ordre de Saint-Louis en 1699. La croix blanche de l'Ordre est visible sur sa poitrine. ierre Le Moyne d'Iberville et d’Ardillières (1661-1706)
Né Pierre Le Moyne, cet officier mieux connu sous le nom de d'Iberville est le plus éminent militaire né en Nouvelle-France. Cette gravure du XIXe siècle reproduit un portrait peint quelque temps après que Le Moyne
De tous les fils de la Nouvelle-France, nul n'est plus célèbre que Pierre Le Moyne, sieur d'Iberville, militaire tantôt sur terre, mais surtout sur mer, explorateur, colonisateur et marchand à ses heures. Baptisé à Montréal, le 20 juillet 1661, il appartenait à l'influente famille Le Moyne. On connaît peu de choses sur sa jeunesse, sinon qu'il semble avoir reçu sa formation militaire et navale dans les Gardes de la Marine, probablement vers la fin des années 1670 et au début des années 1680.
Il fit sa première campagne au Canada, avec le chevalier de Troyes, à la baie d'Hudson, en 1686. Le jeune d'Iberville ne manquait certes pas de bravoure. À Moose Factory, il monta à l'assaut du fort l'épée d'une main et le pistolet de l'autre. Encerclé, il abattit quelques Anglais avant d'être secouru. Au fort Albany, avec seulement 13 hommes, il réussit à s'emparer d'un navire. Il rentra à Montréal en 1687, puis passa en France d'où il revint pour capturer trois navires à la baie d'Hudson, en 1689. De retour à Montréal, il prit part à l'expédition qui détruisit Schenectady en février 1690, puis repartit vers la baie d'Hudson durant l'été pour y prendre le petit poste de New Severn.
Carte des campagnes menées par d'Iberville en 1686 et 1696
Cette carte montre le chemin emprunté par deux expéditions parties de Nouvelle-France pour attaquer des colonies anglaises d'Amérique du Nord. Pierre Le Moyne d'Iberville et d'Ardillières est un jeune homme en 1686, année où Pierre de Troyes conduit 100 hommes par voie de terre à la baie d'Hudson. En 1696, d'Iberville devient lui-même un commandant renommé. Cette année-là, il retourne à la baie d'Hudson et prend aussi des établissements anglais dans le Maine et à Terre-Neuve.
La paix revenue, d'Iberville se rendit dans la baie de Biloxi et construisit le fort Maurepas (aujourd'hui Ocean Springs dans l'État du Mississippi) en mars 1699. Ce fut le premier établissement permanent de la Louisiane. Il revint dans cette colonie au cours des années suivantes, affermit les nouveaux établissements et fonda le fort Saint-Louis-de-la-Mobile (aujourd'hui Mobile, Alabama). De nombreux Canadiens participèrent à toutes ses expéditions.
En 1702, la France et l'Angleterre furent de nouveau en guerre, mais d'Iberville, miné par les fièvres, resta en convalescence à La Rochelle jusqu'au début de 1706. Il fit alors voile vers les Antilles, à la tête d'une flotte de 12 navires, et après une escale aux îles françaises, se dirigea vers l'île britannique de Nevis, qui fut prise sans difficulté, en avril 1706, et pillée.
Il mit ensuite le cap sur La Havane pour disposer du butin, mais, une fois dans la capitale cubaine, ses fièvres reprirent et il succomba le 6 juillet 1706, à deux semaines de ses 45 ans. Il fut inhumé le 9 juillet dans l'église San Cristobal. Certains affirment que sa sépulture fut transférée dans la cathédrale San Ignacio de la Havane, en 1741, à la suite de la démolition de l'église San Cristobal, mais rien ne le prouve et le lieu du repos final du premier véritable héros militaire canadien reste incertain.
Prépondérance de la guerre de raid. Formation d’une nouvelle école
La tactique de guerre « à la canadienne » sera raffinée, mais ne changera pas, fondamentalement, par la suite. À la fin du XVIIe siècle, les soldats réguliers, habitués à rester dans les forts, se révélèrent incapables, dans l'ensemble, de soutenir aussi bien que les miliciens canadiens et les Amérindiens l'effort physique qu'exigaient ces expéditions. Les guerres contre les Renards, dans l'Ouest, leur donnèrent peu à peu l'occasion de s'y accoutumer, et les plus aguerris d'entre eux servirent éventuellement de cadres auprès des miliciens. Les raids eurent en outre un effet d'entraînement. Il arriva souvent, par exemple, que de petits groupes de huit à dix hommes prirent d'eux-mêmes l'initiative d'aller mener des attaques-surprises dans les régions frontalières. C'était presque toujours des Amérindiens allié qui se tenaient ainsi à l'affût. Leur action ajouta à la pression que l'on devait maintenir contre les colonies américaines. En un peu plus d'une dizaine d'années, la guerre se transporta donc, essentiellement, des habitations de la Nouvelle-France à celles de la Nouvelle-Angleterre. Ce revirement de la situation fut dû, lui aussi, à la tactique développée par les Canadiens.
La part que prirent les Compagnies franches de la Marine dans l'élaboration de cette doctrine de guerre originale fut énorme, et ceci grâce surtout au recrutement d'officiers habitant la colonie. Bénéficiant, du fait de leur appartenance à ces troupes, d'un cadre et d'un statut militaires, ces hommes purent, en effet, méditer sur les problèmes reliés à la guerre dans leur environnement propre, et avancer des solutions pouvant faciliter l'issue heureuse des combats.
Récompense et condamnation
Les hautes autorités reconnurent le mérite exceptionnel de Le Moyne et de Hertel. Le premier se vit concéder une seigneurie et jouit pour le reste de ses jours d'une très grande considération. Toutefois, si les faits d'armes de sa famille comptèrent pour beaucoup dans l'obtention des lettres de noblesse que lui accorda Louis XIV, la richesse qu'il avait accumulée dans ses fonctions de commerçant ne fut certainement pas étrangère, non plus, à l'octroi de cet honneur. En témoignent les difficultés que rencontra Frontenac, en 1689, lorsqu'il entreprit des démarches en vue d'obtenir une reconnaissance équivalente pour Hertel de La Fresnière. Les autorités françaises donnèrent leur accord de principe à son anoblissement, mais se demandèrent si le candidat pourrait tenir son rang, vu son peu de fortune. Dans le but de l'aider, on lui concéda une seigneurie, en 1694, mais ce n'est qu'en 1716 que cet officier exceptionnel, le premier véritable tacticien de notre histoire militaire, reçut enfin la récompense de ses mérites.
L'un des constats les plus tristes que l'on puisse dresser à propos de ces tactiques de guerre absolument novatrices pour l'époque, c'est l'indifférence, pour ne pas dire la condamnation unanime qu'en firent les officiers français de l'armée métropolitaine. Quand ils daignèrent leur prêter attention, ce fut pour souligner le manque de discipline - dans le sens d'« automates » - des soldats et miliciens canadiens et conclure que ce genre de tactique ne pouvait convenir que pour des « sauvages ». Opinion qui allait de soi dans l'esprit de certains métropolitains, car, après tout, les officiers canadiens n'étaient que des roturiers, ou alors de bien fraîche noblesse. Cet aveuglement commença à se résorber au milieu du XVIIIe siècle, quand apparurent les chasseurs dans les armées allemandes et autrichiennes, et, ironie du sort, avec le développement de l'infanterie légère britannique en Amérique, pour contrer, avec un succès relatif, les tactiques des Canadiens.
Le traitement des vaincus
Le traitement abominable auquel étaient exposés les vaincus et les captifs fut l'un des grands problèmes de la guerre de raid. Les colons français du Canada vécurent eux-mêmes avec cette hantise du poteau de torture tout au long du XVIIe siècle. Tombés aux mains des Iroquois, certains souffrirent durant « deux, et quelquefois trois jours entiers à rôtir » avant d'être enfin libérés par la mort. Les Montréalais, exaspérés, menacèrent finalement les Iroquois du même traitement et firent même brûler quelques-uns de leurs guerriers, en 1691.
Les autorités françaises tentèrent, avec un succès variable, d'humaniser le traitement des captifs que ramenaient leurs expéditions en essayant de les soustraire à leurs alliés amérindiens à qui ils offraient, notamment, de les racheter. Les nombreux récits de captivité laissés par des prisonniers de la Nouvelle-Angleterre contiennent des descriptions insoutenables des supplices subis par certains malheureux, mais signalent également les efforts déployés par les officiers de la Nouvelle-France pour obtenir leur libération.
Durant les années 1690, il multiplia les exploits. En plus de croiser au large des côtes de la Nouvelle-Angleterre, il reprit York Factory, en 1694, s'empara de Pemaquid et de St. John's (Terre-Neuve) deux ans plus tard. Ce fut toutefois en 1697 que survint sa plus belle victoire. D'Iberville était alors à la tête d'une petite escadre qui se dirigeait vers la baie d'Hudson. Ayant perdu les autres navires dans la brume, le Pélican, frégate de 44 canons à bord de laquelle il se trouvait, arriva à l'embouchure de la rivière Hayes, le 4 septembre. Le lendemain, la vigie signala trois gros navires à l'horizon. Branle-bas de combat ! C'était trois navires de guerre anglais : le vaisseau Hampshire, armé de 56 canons, escorté des frégates Dering, 36 canons, et Hudson's Bay, 32 canons. Pour d'Iberville, un seul espoir : attaquer. Le Pélican s'en prit d'abord au Hampshire, tira quelques salves, et le grand vaisseau anglais commença à tanguer puis coula à pic ! Le Hudson's Bay fut ensuite pris à partie et subit le même sort peu après, tandis que le Dering prit la fuite. Mais le Pélican avait été endommagé et s'enfonçait à son tour dans les eaux ! L'escadre française arriva, enfin... York Factory fut repris et rebaptisé fort Bourbon. La cour française ayant eu écho de ces exploits, d'Iberville fut décoré de la croix de Saint-Louis en 1699, devenant ainsi le premier militaire natif du Canada à recevoir cet honneur.
La milice canadienne
Un milicien volontaire canadien en hiver
À partir du milieu du XVIIe siècle et pendant les deux siècles suivants, les vêtements et le matériel d'hiver des volontaires canadiens ne changent pratiquement pas et ressemblent de près à ce qu'utilisent les commerçants de fourrures et les voyageurs.
On ne manquait pas de miliciens volontaires pour participer aux expéditions, et ceux de Montréal se montraient particulièrement enthousiastes. On disait de la milice de cette ville qu'elle était à la fois la meilleure et la plus insubordonnée de toutes. En fait, il régnait un esprit de corps, au sein des différentes compagnies de milice de chaque ville ou paroisse, qui ne demandait qu'à se développer en rivalité. Ainsi, les intrépides Montréalais qualifiaient de « moutons » les miliciens de Québec. Sur quoi ces derniers, qui se considéraient comme plus civilisés, rétorquaient que les Montréalais étaient des « loups » sauvages, tout juste bons à courir les bois en compagnie des Amérindiens. Épithètes qui renseignent indirectement sur le caractère propre à chaque groupe.
Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, les miliciens partant en expédition ne recevaient que les vivres et quelques pièces d'équipement. Ils devaient fournir le reste. Ainsi, tous ceux que d'Iberville et Sérigny enrôlèrent, en 1694, pour les suivre à la baie d'Hudson, devaient avoir leur propre fusil, leur corne à poudre et leur habillement, mais avaient droit, éventuellement, à une part des prises et profits. Conditions qui ressemblent fort à celles du recrutement des corsaires ! Ce fut sans doute sur la base d'ententes semblables que d'Iberville engagea les Canadiens qui l'accompagnèrent à Terre-Neuve, en Louisiane et aux Antilles.
Les grandes mobilisations, celles qu'on lança pour les campagnes au pays des Iroquois ou vers l'Ouest, n'offraient pas autant de garanties de profits ou de butin. Aussi le gouverneur général Frontenac organisa la logistique, durant les années 1690, de façon que chaque milicien reçoive l'habillement et l'équipement. Ce qui consistait généralement en un capot, un brayet, une paire de mitasses, une couverture, des mocassins, un couteau et deux chemises. Les pièces de vêtement ne constituaient pas un uniforme militaire, mais simplement une tenue vestimentaire civile, à la canadienne. Comme ces hommes n'étaient pas payés, c'était une façon relativement économique de soutenir efficacement la milice.
Les mobilisations se faisaient par ordre du gouverneur général, qui fixait lui-même le nombre de miliciens souhaitable pour chaque occasion. On lançait alors un appel afin que des volontaires, provenant des diverses compagnies, se joignent à l'expédition. Les colons qui restaient, dans chaque paroisse, cultivaient bénévolement les terres de ceux qui étaient partis.
Le voyageur « canadien »
Un autre type de milicien spécialisé se développa au pays : le « voyageur ». En effet, ce n'était pas tous les miliciens qui montaient à l'assaut. D'autres étaient mobilisés pour conduire les canots chargés du matériel nécessaire aux grandes expéditions. Cette tâche, dans les conditions qui prévalaient, était ardue et personne d'autre que le « voyageur » canadien, ce colon ou fils de colon rompu dès l'enfance aux fatigues du canotage et de la vie des bois, ne pouvait l'accomplir. Il transportait ainsi des armes, des petits canons, de la poudre, des outils, les bagages de chacun et des vivres en quantité suffisante pour nourrir des centaines d'hommes durant de nombreux mois. Quand on sait que tout cela devait être porté à dos d'homme à chacun des nombreux portages qui ponctuaient la route, on comprend que ces expéditions requéraient d'eux chaque fois presque un miracle de logistique et un exploit humain.
Ce type de service que seuls les Canadiens étaient à même de rendre fut essentiel non seulement à la vie militaire, mais à l'expansion de la Nouvelle-France. Sans ces voyageurs que nulle rivière à remonter, nulle étendue à traverser ne rebutaient, aucun des voyages de découverte qui allaient inscrire l'emprise de la France sur une vaste portion du territoire nord-américain n'aurait pu être effectué. Parmi ces grandes explorations figurent celles qu'accomplirent pendant 15 ans Pierre Gaultier de La Vérendrye, obscur officier canadien sans ressources malgré ses brillants états de service, et ses fils, qui, les premiers, atteignirent les montagnes Rocheuses.
Les armes des miliciens
On ne donnait pas de fusils aux miliciens, car, en principe, chacun possédait le sien. Cependant, les gouverneurs ne cessèrent de se plaindre que les habitants en manquaient. Dès 1684, on est obligé de leur en prêter. Quelque 60 ans plus tard, en 1747, on en est encore au même point : environ le tiers des miliciens n'ont pas de fusils, signalent dans un rapport le gouverneur général et l'intendant. Curieux, tout de même, quand on songe que les Canadiens ont la réputation d'être d'excellents tireurs... L'homme de science scandinave Pehr Kalm, qui visite le Canada en 1749, ne consigne-t-il pas dans ses notes « que tous les gens nés au Canada sont les meilleurs tireurs qui peuvent exister et ratent rarement leur coup » ? Il n'y a « aucun d'entre eux qui ne soit capable de tirer remarquablement, ni qui ne possède un fusil », remarque-t-il.
Cette apparente contradiction peut s'expliquer de deux façons. D'une part, les miliciens des villes sont certainement moins susceptibles que ceux des campagnes d'être ainsi armés. À Québec, par exemple, au XVIIIe siècle, le gibier est devenu rare aux alentours de la ville et un miliciable sur quatre ou cinq n'a pas d'arme à feu tout simplement parce qu'il n'en a pas besoin. D'autre part, il se joue certainement un petit jeu de cachette entre les Canadiens et les autorités. Un fusil coûte cher. Afin d'en obtenir un neuf sans avoir à débourser quoi que ce soit, on peut cacher le vieux ou alors se présenter pour le service avec un fusil « si mauvais » que les autorités sont bien obligées d'en remettre un nouveau au porteur, en bon état. Celles-ci font preuve, d'ailleurs, d'une certaine connivence à ce sujet. Elles savent que beaucoup n'en ont pas parce qu'ils l'ont échangé contre des fourrures, coutume contre laquelle elles s'élèvent. Cependant, mises à part les traditionnelles récriminations des fonctionnaires comptables, les gouverneurs généraux ne sont pas malheureux d'armer à neuf cette excellente milice.
L'arme à feu que préfèrent utiliser les miliciens canadiens est un fusil de chasse sans baïonnette, solide et léger, provenant de la manufacture de Tulle, au centre de la France, au calibre de 28 balles à la livre, soit 14 mm. Calibre un peu faible pour aller à la guerre, mais cet inconvénient est compensé par le tir précis des Canadiens, qui connaissent bien cette arme. Le milicien porte en outre une hachette et souvent plusieurs couteaux : l'un fixé à la taille, l'autre à la jarretière de sa mitasse, et le troisième suspendu au cou par une lanière.
Les miliciens au combat
Les miliciens canadiens aiment les embuscades. Alors que leurs semblables, en Nouvelle-Angleterre, s'exercent aux manœuvres compliquées des batailles rangées à l'européenne, eux n'en tiennent aucun compte. Un milicien américain, prisonnier à Québec, avoue n'avoir jamais vu de milices « si ignorantes des usages militaires ». On s'y demande, s'indigne-t-il, s'il faut mettre le fusil sur l'épaule droite ou gauche... Manifestement, les Canadiens n'ont jamais reçu d'entraînement de ce genre. Le fait est qu'ils trouvent les batailles à l'européenne inutilement dangereuses. Ils ne se battent bien « que dans le retranchement », dira d'eux le gouverneur général Vaudreuil. À l'attaque, ils surgissent de nulle part, tirent une salve sur leurs opposants et se ruent sur eux, hachette à la main, en poussant des cris de guerre à l'amérindienne, hurlements qui servent de signal pour la charge et « à effrayer l'ennemi qu'on surprend », et sur qui on fonce sans lui laisser le temps de se ressaisir.
Certes, les miliciens canadiens subissent des revers à l'occasion, mais si peu que, confiants dans leur bravoure, ils se croient quasiment invincibles. Par ailleurs, la guerre de raids telle qu'ils la pratiquent est tellement dure que peu d'hommes parviennent à la mener. Il arrive qu'ils soient à ce point épuisés et affamés, au retour d'un parti de guerre, que certains se laisseraient mourir au pied d'un arbre si les autres ne les forçaient à suivre. « Quand ils arrivent, ils sont méconnaissables et ils ont besoin de beaucoup de temps pour pouvoir se remettre ».
Les compagnies spécialisées de la milice
En plus des nombreuses compagnies de milice qui fonctionnaient dans le cadre paroissial, il a existé dans les villes et dans les campagnes diverses unités spéciales. Ainsi, durant l'automne 1687, un corps de 120 volontaires fut formé. Cette compagnie de cadets canadiens, que commandait monsieur de Vaudreuil, secondé par quatre « bons lieutenants enfants du pays », servit « à la tête de l'île de Montréal », pour assurer la sécurité de la ville en cas de mouvements de la part de l'ennemi. Les membres de cette milice recevaient une modeste solde, ce que le ministre de la Marine n'approuva pas. Par conséquent, la compagnie fut dissoute l'année suivante.
À mesure que la colonie se développa, les milices des villes se targuèrent d'être des « milices bourgeoises », ce qui n'avait rien à voir avec les clubs sociaux qu'on trouvait souvent en France sous cette appellation. Ici, rien n'était changé à leurs obligations, sinon que certains aspects du service urbain pouvaient exiger des miliciens plus spécialisés. À partir de 1723, on vit apparaître aussi dans la ville de Québec un petit corps d'artillerie de milice, le premier du genre à exister au Canada. Il s'agissait de deux « brigades », comprenant une vingtaine de jeunes gens, bourgeois et habitants, qui étaient entraînés à l'école d'artillerie des troupes régulières. Enfin, en 1752, le gouverneur général Duquesne forma et soumit à l'entraînement une compagnie d'artillerie de milice dans chacune des villes de Montréal et de Québec.
Également mises sur pied en 1752, les compagnies dites « de réserve » étaient un autre type de milice spécialisée qu'on trouvait dans ces deux villes. Elles regroupaient des « commerçants et bons bourgeois » et étaient commandées par des « gentilshommes qui ne servent point ». On assignait à ce genre de corps un service sédentaire : garde des principaux édifices municipaux ou du quartier général, guet, escorte aux cérémonies. Ces milices de « bons bourgeois », partout où elles existent, se dotent généralement d'un uniforme rutilant. Nos élites canadiennes ne firent pas exception à la règle, vêtues qu'elles étaient d'écarlate, avec veste et parements blancs à l'habit.
Le choc de l'attaque sur Lachine
Un événement dramatique mit bientôt les Canadiens à même d'appliquer plus près de chez eux les résultats de leur réflexion sur la tactique militaire qui venait de faire ses preuves au loin avec les exploits de d'Iberville à la baie d'Hudson. À partir de 1689, malgré la sanglante leçon que leur a infligée deux ans plus tôt Denonville, les Iroquois, encouragés par les Américains de la colonie de New York, harcèlent les établissements français. C'est dans ce contexte qu'a lieu l'attaque de Lachine, petit village en amont de Montréal, au mois d'août de cette même année. Le massacre de ses habitants se fait dans une « horreur inouïe et sans exemple », rapporte Frontenac. Passé dans l'histoire comme « le massacre de Lachine », cet événement devint le catalyseur d'une formidable réaction.
En 1689, la guerre vient de se déclarer en Europe entre plusieurs pays, dont la France et l'Angleterre. L'action des Iroquois peut être interprétée comme étant celle d'une société qui, en définitive, est devenue l'instrument des colonies anglaises avoisinantes, au sud. De retour pour un second mandat, Frontenac réunit son état-major. Sur le plan stratégique, c'est le moment de contre-attaquer. Il faut frapper les véritables ennemis chez eux, tranche-t-il, et le plus vite possible, de façon à les placer sur la défensive.
1690: année charnière
Troupes du Massachusetts, vers 1690
Cette reconstitution montre des défenseurs de la colonie anglaise du Massachusetts, vers 1690. À gauche se trouve un milicien; au centre gauche, un porte-étendard tient le drapeau du régiment de Boston; au milieu se tient un officier armé d'une épée et d'un esponton; à droite, un cavalier porte une cuirasse et un casque.
L'état-major français endosse les vues de Hertel et d'autres Canadiens sur la tactique à adopter : attaquer les colonies anglaises par terre en passant à travers les bois, en hiver, et « à la canadienne ». Frontenac ordonne que l'attaque soit menée simultanément à partir des trois villes de Montréal, Trois-Rivières et Québec, et dans les plus brefs délais. Trois corps expéditionnaires mixtes, composés d'officiers canadiens, de quelques soldats, de miliciens volontaires et d'alliés amérindiens, s'apprêtent donc en vue d'un départ imminent.
Le groupe de Montréal, commandé par Jacques Le Moyne de Sainte-Hélène et Nicolas d'Ailleboust, arrive près du village de Schenectady, au nord d'Albany, en janvier 1690. On attend la nuit pour s'approcher des fortifications. L'une des portes est entrouverte, bloquée par la neige. Il n'y a pas de garde. On entre sans bruit et bientôt chaque maison du village est cernée. À un signal - un cri de guerre - les assaillants défonce les portes. La surprise est totale et quelques habitants seulement parviennent à s'échapper. Schenectady est rasé, mais les survivants sont épargnés. Ils ne subiront pas le supplice aux mains des Amérindiens.
Deux mois plus tard, dans la nuit du 27 mars, l'expédition qui a quitté Trois-Rivières, commandée par Hertel de La Fresnière lui-même, attaque le fort et le village de Salmon Falls, près de Portsmouth, au Massachusetts. Deux heures plus tard, il n'en reste rien... Une trentaine de colons ont été tués, une cinquantaine d'autres faits prisonniers. Les miliciens du Massachusetts, accourus, se lancent à la poursuite des attaquants. Ils ne peuvent que les suivre à la trace, de loin. Hertel profite de son avance pour leur tendre un piège. Un pont étroit enjambe la rivière Wooster. Invisibles dans les buissons, le commandant et ses hommes attendent qu'ils s'y engagent. Au signal, ils tirent. Une vingtaine de miliciens tombent, les autres s'enfuient, terrifiés par les cris de guerre. L'expédition va ensuite rejoindre celle du commandant Portneuf, qui a quitté Québec et se dirige vers Casco, dans l'État actuel du Maine. Cette troisième place est prise et rasée en mai.
Détail qui a son importance, le baron de Saint-Castin, venu d'Acadie avec un groupe d'Abénaquis alliés, se joignit à l'expédition contre Casco. Déjà féru de tactiques amérindiennes, il profita certainement de l'occasion pour échanger avec Hertel de La Fresnière des vues et des concepts sur l'évolution de la tactique, idées qu'il rapporta en Acadie et mit bientôt à exécution lors de nombreux raids contre les Américains.
Les colonies américaines attaquent la Nouvelle-France
La violence des raids canadiens de l'hiver et du printemps 1690 détermine les colonies de la Nouvelle-Angleterre à en finir une fois pour toutes avec la Nouvelle-France. En mai, on décide de l'envahir et par terre et par mer. Une armée de 1 000 miliciens des provinces de New York et du Connecticut, auxquels se joignent de nombreux guerriers iroquois, s'assemble au lac Champlain durant l'été. La maladie, les querelles et les désertions déciment leurs rangs, tant et si bien que ce qui reste de l'armée se retire. Seul un petit contingent de miliciens et d'Iroquois, sous le commandement de Peter Schuyler, parvient jusqu'à Laprairie, au sud de Montréal. Il est repoussé par les troupes et les milices canadiennes.
Entre temps, le Massachusetts, alors chef de file des colonies britanniques, organise son offensive. Cette province populeuse et prospère possède une nombreuse milice, dont l'organisation est calquée sur celle de la milice anglaise. Sir William Phips est désigné pour mener une expédition navale contre Port-Royal, en Acadie. On lève un régiment d'infanterie de sept compagnies, comprenant 446 officiers et soldats, sous le commandement du major Edmund Willy, et cette troupe monte à bord des huit navires de Phips. La prise de Port-Royal s'effectuera sans difficulté. Partis de Boston à la mi-avril, tous y seront revenus dès la fin mai.
Fortes de ce succès, les colonies de la Nouvelle-Angleterre décident d'attaquer Québec. Avec une belle assurance, on lève une flotte et une armée à crédit, car on compte se repayer avec le butin que l'on prendra à l'ennemi. Sir William Phips commande cette fois une flotte de 34 navires, ayant à bord sept bataillons de miliciens du Massachusetts, forts de 300 à 400 hommes chacun. Au total, 2 300 hommes. S'ajoutent à cela un détachement d'artillerie, avec six canons de campagne, ainsi qu'un corps d'une soixantaine d'Amérindiens devant servir d'éclaireurs.
Phips devant Québec
Sir William Phips devant Québec en octobre 1690
Sir William Phips (1650-1694) est représenté sur le pont d'un des navires loués par les colonies de Nouvelle-Angleterre pour transporter à Québec des miliciens du Massachusetts. C'est peut-être en arrivant à Québec, en octobre 1690, que Phips et ses officiers se rendent compte à quel point cette ville est une formidable forteresse naturelle.
La flotte arrive le 16 octobre 1690 devant Québec où l'attendent Frontenac et ses troupes. Assez présomptueux, Phips donne une heure au comte pour se décider à rendre les armes, sinon il attaquera. Le tempérament bouillant de Frontenac donne l'une des phrases les plus célèbres de l'histoire canadienne : « Je n'ai point de réponse à faire à votre général que par la bouche de mes canons ». Ces mots résument parfaitement l'esprit qui règne chez les officiers et les troupes, tant de la marine que de la milice.
Les bataillons du Massachusetts débarquent à l'est de la ville, marchent en ligne, tambours battants, drapeaux flottant au vent - cela donne un assez bel effet, de l'avis des observateurs des deux camps - et se font rosser par les défenseurs embusqués. Les Américains laissent cinq des six pièces d'artillerie sur le terrain dans leur hâte de rembarquer ! On se bombarde de part et d'autre, mais le navire amiral est endommagé et perd son pavillon, qui tombe aux mains des Français. Le 24, la flotte lève l'ancre et retourne à Boston.
Les batteries de Québec ouvrent le feu sur les navires de Phipps en octobre 1690
À Québec, en octobre 1690, des canons ouvrent le feu sur les navires des envahisseurs. La ville haute est bien protégée par un mur entrecoupé de batteries, et grâce à de véritables ouvrages défensifs avoisinant le château Saint-Louis, près du cap Diamant. Dans la ville basse, on trouve deux batteries riveraines équipées de canons lourds de marine de 18 et 24 livres. Du côté de la terre, une ligne de remblais ponctués de 11 redoutes couvre le côté ouest de la ville. Cette gravure du XIXe siècle est inexacte à certains égards, notamment dans le cas du château Saint-Louis, qui n'avait qu'un seul étage en 1690, mais elle donne une bonne idée du cours des événements.
Ainsi se termine cette première tentative d'invasion américaine au Canada. Mais à Boston, ce n'est pas fini... Le butin escompté n'étant pas au rendez-vous, la dette du Massachusetts s'élève à quelque 50 000 livres - une somme énorme pour l'époque ! Les coffres sont vides. Pour « apaiser la clameur des soldats et marins » qui réclament leur solde, les autorités, craignant un soulèvement armé, font imprimer des billets de crédit à l'intention des militaires, tout en haussant fortement les impôts. Malheureusement pour les vétérans de cette aventure, les billets se dévaluent rapidement et ne valent bientôt plus que la moitié de leur valeur nominale. Ces douches froides, à la fois militaires et financières, calment les humeurs belliqueuses. Rien d'aussi ambitieux ne sera désormais tenté contre le Canada sans l'appui des forces régulières et navales de la mère patrie.
L'épuisement des Iroquois. Un raid désastreux contre Montréal
Le gouverneur général Frontenac brandissant une hache de guerre
Le gouverneur général Frontenac est représenté lors d'une visite rendue à des Indiens alliés en 1691. Cette hache de guerre a une valeur symbolique chez les nations amérindiennes des forêts et le gouverneur général de Nouvelle-France y fait toujours référence lorsqu'il appelle ses alliés à la guerre.
Au cours de l'année 1691, le major Schuyler, à la tête d'une troupe de 300 hommes, comprenant des miliciens de New York et des Iroquois, se dirige vers Montréal. Le 11 août, il attaque sans succès le fort de Laprairie, mais inflige néanmoins des pertes importantes aux Français. Tandis que Schuyler, confiant de n'avoir plus rien à craindre, se retire, ceux-ci mobilisent quelque 700 soldats et miliciens et une partie de cette troupe rejoint les Anglais. Un combat acharné s'engage, au terme duquel les New-Yorkais et leurs alliés battent en retraite, laissant 83 morts, dont 17 Amérindiens, sur le terrain, contre cinq ou six blessés, seulement, pour les Français.
L'épuisement des Iroquois. Un problème stratégique
Guerriers amérindiens, première moitié du XVIIIe siècle
On peut voir, sur ces guerriers, quelques-uns des changements intervenus dans l'apparence des Amérindiens au cours de la première moitié du XVIIIe siècle. Même s'ils adoptent massivement les armes et les vêtements européens, ils conservent une apparence résolument autochtone en intégrant tous ces nouveaux éléments à leurs tatouages et à leurs peintures corporelles. Le personnage central est un chef.
Par la suite, les Iroquois mèneront encore, pour leur compte, quelques petites offensives, dont celle qui donna l'occasion à Madeleine de Verchères d'exercer sa célèbre action défensive, en 1692. En conséquence, les Français contre-attaquèrent les Iroquois chez eux. En janvier 1693, une expédition rasa plusieurs villages agniers, au nord d'Albany, destruction qui survint à un moment critique pour leur nation. Les Iroquois commençaient en effet à penser que leurs alliés ne les appuyaient guère dans les durs moments. Ils voulaient bien monter des raids pour eux, mais ceux-ci à leur tour devaient de nouveau attaquer les Français par mer, car, disaient-ils, « c'est impossible de conquérir le Canada seulement par la terre ». Paroles qui démontrent une parfaite compréhension des problèmes stratégiques et tactiques que posait l'invasion du Canada. Ils constataient aussi que les Amérindiens alliés des Français avaient de la poudre et des armes en quantité, alors qu'eux avaient peu de fusils et manquaient de poudre.
Madeleine
En digne représentante des femmes de la Nouvelle-France du XVIIe siècle, qui n'étaient ni fragiles ni soumises, Marie-Madeleine Jarret de Verchères (1678-1747) organise en 1692 une défense exemplaire du fort Verchères contre une attaque iroquoise, comme sa mère l'a fait deux ans plus tôt. Son récit de 1699, empreint de sobriété mais souvent romancé à la fin du XIXe siècle, fait d'elle une héroïne de notre histoire racontée au quotidien. Tout comme la plupart des femmes de la colonie, elle sait manier les armes dès l'âge de 14 ans. Son contemporain, Bacqueville de la Potherie, affirme qu'« aucun Canadien ni officier ne peut tirer plus juste qu'elle ».
C'est en 1696 que sera menée la plus grande attaque française contre les Iroquois. Sous la conduite du gouverneur Frontenac, qui, âgé de 74 ans, est porté à travers bois dans un canot à dos d'homme, une troupe comprenant plus de 2 000 combattants se rend alors jusqu'au coeur du pays des Onontagués, porter l'incendie dans leurs villages et détruire leurs récoltes. Le succès de cette intervention, s'ajoutant aux récentes victoires françaises, engendre certaines constatations, plutôt moroses, chez les Iroquois : que les Français, d'une part, ont complètement maîtrisé l'art de mener des expéditions vers des objectifs très éloignés de leurs bases, et que les colonies anglaises, d'autre part, n'ont pas levé le petit doigt pour venir à leur aide, bien qu'étant leurs alliées. Pour ajouter à cela, le traité de Ryswick, en 1697, met fin à la guerre entre la France et l'Angleterre. Découragés et épuisés, les Iroquois négocient une paix définitive, qu'ils signent finalement en 1701, dans le cadre d'une paix générale que de nombreuses nations des Grands Lacs concluent avec les Français.
Le traité de Ryswick ne dure que quelques années. Plusieurs pays s'opposent, en effet, à ce que le petit-fils de Louis XIV accède au trône d'Espagne. Philippe d'Anjou devient quand même Felipe V, de sorte que la Grande-Bretagne, l'Autriche, la Hollande et de nombreux États allemands déclarent la guerre à la France et à l'Espagne. Le conflit s'étend, naturellement, aux colonies.
L'invasion manquée de 1711
Au Canada, on continue d'opter pour la guerre de raids. Les plus importants ont lieu contre Deerfield, en 1704, et contre Haverhill, en 1708, dans le Massachusetts. Ne parvenant pas à se défendre efficacement contre ce genre d'attaques, les colonies américaines, exaspérées, demandent et obtiennent l'aide de la mère patrie. On décide alors d'envahir le Canada par terre et par mer. D'Angleterre, où se prépare l'expédition navale, l'amiral Hovenden Walker se rend d'abord à Boston, puis, au matin du 30 juillet 1711, lève l'ancre et fait voile vers Québec. La flotte qu'il a rassemblée compte neuf vaisseaux de guerre, deux galiottes à bombes et 60 navires servant au transport des troupes, sur lesquels se trouvent 4 500 marins et 7 500 soldats. En tout, on dispose de huit régiments d'infanterie britanniques et de deux régiments de miliciens de la Nouvelle-Angleterre. Comment le Canada pourra-t-il résister à une telle invasion ? se demande-t-on, avec satisfaction à Boston et avec inquiétude à Québec.
À la guerre, le hasard a parfois une grande part. Dans la nuit du 22 au 23 août, alors que le temps est très mauvais et la visibilité presque nulle, la flotte passe au nord de l'île d'Anticosti. Soudain, l'amiral est alerté par de jeunes officiers, dans un état d'énervement complet : droit devant eux, des récifs ! Trop tard... Les coques de huit navires de transport, chargés de soldats, se brisent sur les récifs de l'Île-aux-Œufs. Vers deux heures du matin, le vent tourne, ce qui permet de sauver le reste de la flotte. C'est à l'aube seulement qu'on réalisera l'ampleur du désastre. Il manque à l'appel 29 officiers et 705 soldats appartenant à quatre des huit régiments des troupes régulières, ainsi que 35 femmes de soldats. Ébranlé tout autant que ses hommes, Walker décide de rebrousser chemin.
Pendant ce temps, le général britannique Nicholson s'est rendu à Albany prendre le commandement d'une armée américaine de 2 300 hommes qui doit envahir le Canada par le sud. Bien que la maladie se soit déclarée parmi ses troupes, il s'apprête à remonter le lac Champlain quand la nouvelle du désastre de la flotte de Walker lui parvient, le 19 septembre. De rage, Nicholson aurait jeté sa perruque à terre et sauté dessus ! Calmé par ses officiers, il finit par ordonner le retour à Albany où son armée est licenciée en octobre.
Au Canada, on jubile. Après les prières publiques de remerciement, les fêtes battent leur plein. L'atmosphère est à la liesse ! C'est à la suite de l'invasion ratée de 1711 que l'on a donné à l'église sise à la Place royale, dans la basse-ville de Québec, le nom de Notre-Dame-des-Victoires.
Une puissance militaire
La garnison est désormais bien établie en Nouvelle-France où les militaires ont pris racine et contrôlent le gouvernement. Les miliciens canadiens jouissent d'une bonne organisation et sont redoutables au combat. Les ennemis de la colonie, qu'ils soient britanniques, américains ou amérindiens, ne peuvent s'opposer à leur tactique de combat révolutionnaire. Les militaires de la Nouvelle-France peuvent maintenant aspirer à consolider leurs positions du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique, des Grands Lacs à la mer de l'Ouest, par la mise en place d'un réseau de forts, et balayer toute opposition à leurs visées grandioses.
Le premier corps expéditionnaire
Nous sommes habitués, au XXe siècle, à voir nos soldats partir vers des terres lointaines. Mais quel fut le premier corps canadien à servir hors de l'Amérique du Nord Il est possible que cet honneur revienne à une compagnie de volontaires canadiens qui participa à la prise de l'île de Nevis, dans les Antilles britanniques, en 1706. D'Iberville mentionne ce groupe de « Canadiens ayant fait corps » qui débarque sur l'île avant lui « pour me faciliter le débarquement », dit-il. Tout comme les troupes de la Marine et les volontaires antillais, les Canadiens donnent « des marques essentielles » de bravoure, de discipline et de fermeté durant les combats. Après la reddition de l'île, d'Iberville fait monter à cheval la compagnie de Canadiens et une compagnie de grenadiers, pour l'escorter lors de sa reconnaissance de l'île.
Cette « compagnie des volontaires canadiens » compte 40 hommes sous le commandement de « M. de Mousseau » et semble agir tantôt comme troupe de choc, tantôt comme un genre de garde personnelle auprès de d'Iberville. Tout comme un corps expéditionnaire, elle existe seulement pour le temps de la campagne, et est probablement dissoute à la suite de la mort de d'Iberville à La Havane.
Les troupes de l'Atlantique1000-1754
Les troupes de l'Atlantique. Intérêts stratégiques conflictuels
Soldat des Compagnies franches de la Marine
Cet homme appartient à la garnison d'une des colonies maritimes françaises d'Amérique du Nord. Les Compagnies franches de la Marine d'Acadie et de Plaisance portent cet uniforme entre 1701 et 1713. Reconstitution par Michel Pétard.
La possession des territoires de l'Atlantique constitue un point majeur dans la planification militaire de Louis XIV. Cependant, la Grande-Bretagne et ses colonies du sud, principalement celles du Massachusetts, du New Hampshire, du Connecticut et du Rhode Island, les convoitent également. Si l'enjeu commun semble demeurer les pêcheries et l'établissement de postes pouvant offrir une protection à ceux qui en font l'exploitation, cette activité n'occupe cependant que le second rang dans l'ordre des priorités qui déterminent la stratégie militaire de la France. Car pour elle compte avant tout le contrôle de l'accès à l'intérieur du continent par le Saint Laurent.
Ces objectifs stratégiques, joints à la proximité des établissements français et anglais à Terre-Neuve et en Acadie, généreront de part et d'autre une activité militaire incessante dont, principalement, l'assaut préventif des postes ennemis afin de forcer les occupants à céder la place. Les prises de possession sans lendemain qui s'ensuivront feront prendre conscience aux gouvernants français que la survie des postes de l'Atlantique est menacée. Leur vulnérabilité est même plus grande encore que celle des forts et établissements du Canada, puisque leur minuscule population de fermiers et de pêcheurs ne peut les protéger efficacement. Ce constat marquera l'envoi de troupes permanentes des Compagnies franches de la Marine dans ces deux territoires. Durant les années 1690, des garnisons assez fortes pour en imposer seront finalement établies. Comme les autorités britanniques opteront pour une solution similaire, c'est en une véritable forteresse de l'Atlantique que sera transformée cette partie avancée du continent nord-américain.
L'Acadie et Terre-Neuve. Une situation différente en Acadie
La situation du colon en Acadie est très différente de celle qui prévaut au Canada en ce qui a trait à la défense de son territoire. Le danger continuel qui force le Français du Canada, dans les années 1650, à ne jamais sortir de chez lui qu'armé jusqu'aux dents, n'existe pas en Acadie du fait que les Amérindiens ne sont pas hostiles. Abénaquis et Micmacs se montreront, au contraire, les plus précieux des alliés. Les habitants des premiers comptoirs acadiens eurent sans doute à prendre les armes à l'occasion, puisque, dès 1627, on recommandait aux colons, autour de Port-Royal, d'être prêts à appuyer les soldats, le cas échéant. Mais les tentatives pour les armer, comme ce fut le cas, en 1670, quand on envoya des fusils à leur intention, connurent un succès mitigé. L'atmosphère de luttes féodales, ponctuées de longues occupations anglaises, qui accabla l'Acadie du XVIIe siècle, ne rendit guère possible non plus l'organisation des colons en milice. Toutes ces raisons firent que cette institution ne put y prendre racine aussi bien qu'au Canada et déterminèrent la France à pourvoir autrement à la défense de ce territoire stratégiquement vital.
Lutte contre la Nouvelle-Angleterre
Le premier contingent des troupes de la Marine destiné à l'Acadie s'embarque à La Rochelle, le 10 juillet 1685, à bord du Saint-François-Xavier et de l'Honoré. C'est une petite troupe composée de 24 soldats, un tambour, deux anspessades, deux caporaux et un sergent, commandés par un lieutenant. Elle sera augmentée progressivement et subira de nombreuses attaques de la part des colonies américaines. Ainsi, en mai 1688, un an avant même la déclaration de la guerre de la Ligue d'Augsbourg, Sir Edmund Andros, alors gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, prend et pille Pentagoët, puis envoie la garnison prisonnière à Boston. Les Français font alors de Port-Royal leur chef-lieu, mais ce site est attaqué à son tour, en mai 1690, par plus de 700 hommes, commandés par Sir William Phips. Le gouverneur, Menneval, qui n'a que 39 soldats, se rend avec les honneurs de la guerre. Cependant, Phips rompt sa parole, pille la place et expédie les prisonniers à Boston, au lieu de les rapatrier en France.
Les Français contre-attaquent par de petits raids sur les établissements du Massachusetts (dans l'État actuel du Maine), avec leurs alliés amérindiens, les Abénaquis, qui ont à leur tête le baron de Saint-Castin. Curieux destin que celui de cet homme de guerre. Arrivé en 1670 comme enseigne, il s'intéresse aux langues et aux coutumes indigènes, épouse la fille du grand chef des Abénaquis vers 1680 et devient lui-même chef de guerre de cette nation. En mai 1690, Saint-Castin, suivi de ses fidèles guerriers amérindiens, rejoint et accompagne l'expédition du commandant Portneuf, lors de la prise de Casco, l'une des trois places investies par les Français en guise de représailles contre le massacre de Lachine. Deux ans plus tard, Français et Abénaquis repousseront ensemble une attaque anglaise contre le fort de Naxouat (aujourd'hui Fredericton, Nouveau-Brunswick).
Une garnison à Plaisance
Tambour des Compagnies franches de la Marine d'Acadie et de Plaisance
Portant la livrée du roi de France, ce tambour des Compagnies franches de la Marine d'Acadie et de Plaisance est revêtu du type d'uniforme qu'on voit en Nouvelle-France entre 1701 et 1713.
À Terre-Neuve, le premier contingent des troupes de la Marine arrive à Plaisance en 1687. Comme en Acadie, il s'agit d'une petite troupe, composée de 21 soldats, un tambour, deux caporaux et un sergent. Elle est commandée par le lieutenant Louis Pastour de Costabelle. Dans cette garnison très isolée, les soldats vouent l'essentiel de leurs loisirs à la construction de fortifications et à la pêche côtière. Ces travaux, bien que souvent ponctués d'alertes et d'attaques ennemies, ne suffisent pas à les tenir occupés et l'éloignement a sur eux un effet néfaste. De plus, ils sont souvent mal payés et mal nourris. Tout cela entraîne quelques tentatives de désertion.
Étant la principale base des navires français qui exploitent les pêcheries de Terre-Neuve, Plaisance n'échappera pas aux attaques des corsaires et flibustiers qui, à cette époque, écument les mers et dévastent les côtes. En février 1690, à la suite d'un combat où deux soldats de la garnison trouvent la mort et un officier est blessé, la place est prise par des flibustiers anglais qui la pillent avant de repartir. Des renforts, envoyés l'année suivante, permettent à la garnison de repousser deux nouvelles attaques en août et septembre 1691. Puis, vers 1692, Plaisance devient, grâce aux travaux effectués par les soldats, une place assez bien fortifiée, et toutes les tentatives pour l'enlever se solderont désormais par des échecs. Ainsi, à la fin d'août 1693, quelque 19 navires anglais doivent se retirer devant le tir des canons français.
Le remarquable Pierre Lemoyne d'Iberville
Assaut sur St. John's, Terre-Neuve, le 30 décembre 1696
D'octobre 1696 à mai 1697, des soldats français et 120 miliciens canadiens commandés par Pierre Le Moyne d'Iberville et le gouverneur de Placentia, le sieur de Brouillan, opèrent des raids dans la partie britannique de Terre-Neuve. La campagne est un succès militaire éclatant et affaiblit considérablement la colonie britannique. Les forces françaises et canadiennes font plus de 700 prisonniers et plus de 200 morts et blessés, tout en subissant des pertes insignifiantes.
L'année 1696 voit les Français s'imposer en force un peu partout dans les colonies maritimes, tant en Acadie où une seconde compagnie de la Marine s'ajoute à la défense territoriale, qu'à Terre-Neuve. C'est pourtant grâce à l'entrée en scène d'un authentique foudre de guerre canadien que la France marquera autant de points sur l'échiquier atlantique : Pierre Le Moyne d'Iberville.
De retour de la baie d'Hudson, où il a semé de nouveau la terreur dans le camp anglais, d'Iberville vient d'abord prêter main-forte aux Français d'Acadie qui attaquent les établissements du Maine. Avec le concours de la petite force navale qu'il commande, et celui de 240 guerriers abénaquis, la ville de Pemaquid sera pris cette année-là. Puis, il file à toutes voiles vers Terre-Neuve où les Français, fatigués de subir les assauts anglais et se sentant désormais les reins assez solides pour passer à la contre-attaque, utilisent une nouvelle tactique qui sera couronnée de succès. Prenant Plaisance comme base offensive terrestre, ils mettent à leur tour les Anglais sur la défensive. Au cours des années qui suivront, ils enlèveront par trois fois St. John's, capitale anglaise de l'île.
La première attaque française contre cette ville a lieu en août 1696 et est repoussée. Une compagnie de milice de Plaisance, où cette institution existe depuis la fin du XVIIe siècle, y participe. Le 30 décembre suivant, d'Iberville et les hommes du gouverneur Brouillan s’empare du port. Puis, d'Iberville poursuit son avance, et, au cours de l'année 1697, avec les quelque 125 volontaires canadiens qu'il a emmenés et les 40 Amérindiens d'Acadie qui sont venus le rejoindre, met à feu et à sang la partie anglaise de l'île, dont il détruit 27 postes sur 29. Pendant ce temps, les Acadiens sortent vainqueurs d'une nouvelle attaque contre Naxouat, après un échange d'artillerie de deux jours.
Une nouvelle politique de la Nouvelle-Angleterre pour Terre-Neuve
Les raids dévastateurs des Français à Terre-Neuve, en 1696 et 1697, ont pour effet de sortir de leur torpeur les autorités londoniennes. Durant presque tout le XVIIe siècle, en effet, elles avaient laissé les établissements de l'île dépourvus de garnisons de soldats réguliers, bien que des colons y fussent installés depuis la fin du siècle précédent. L'ampleur du désastre les décide à envoyer un régiment de troupes régulières ainsi qu'un détachement d'artillerie reprendre les établissements anglais. Le régiment du colonel Gibbon fut désigné pour cette tâche. Il comptait 760 soldats, qu'on embarqua sur 13 navires. Lorsque la flotte arrive à St. John's en juin 1697, les Français sont partis, n'ayant laissé que ruines. Aidés par 400 marins de la flotte, les militaires se mettent à l'œuvre afin d'ériger des fortifications, travail qui s'avère difficile « à cause de la solidité de la pierre qui détruit les outils plus vite qu'on ne peut les remplacer ». Sous la direction de l'ingénieur Richards, le fort et les batteries d'artillerie sont en place au début de septembre. Mais les hommes sont épuisés par les travaux et une partie du régiment retourne en Angleterre avec la flotte. On laisse néanmoins un important détachement à St. John's : 263 soldats et officiers du régiment de Gibbon, deux ingénieurs et neuf ouvriers spécialisés du génie, ainsi que deux officiers d'artillerie et 17 artilleurs. Cependant, cette garnison sera bientôt jugée trop nombreuse et, au printemps suivant, le roi rappellera une partie de ces soldats. Il laisse sur place, pour monter la garde du fort et des batteries, 50 hommes que l'on regroupe en une compagnie franche d'infanterie, sous le commandement d'un lieutenant et d'un enseigne, ainsi qu'un détachement de sept artilleurs.
Régi par le gouvernement militaire
En 1697, les colonies anglaises de Terre-Neuve se trouvent sans gouverneur. En même temps qu'il ordonne la réduction de la garnison, le roi autorise par décret l'officier supérieur qui commande les vaisseaux de guerre escortant le convoi annuel de navires de pêche en route pour St. John's à faire office de gouverneur et de commandant des troupes durant son séjour sur ces côtes. L'île sera ainsi administrée par un commodore ou un amiral de la Royal Navy, à bord de son vaisseau, de 1698 jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Il n'y a à cela rien de surprenant. Au début de la colonisation, la tradition des gouvernements autocratiques militaires était aussi fermement ancrée chez les Anglais que chez les Français. Les colonies britanniques de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse étaient gouvernées par des militaires et n'avaient pas d'assemblées législatives, contrairement à celles du sud. On y trouvait simplement un conseil formé de quelques officiers et notables, et présidé par le gouverneur (toujours un officier supérieur). Il faudra attendre le milieu du XVIIIe siècle pour qu'une assemblée législative soit établie en Nouvelle-Écosse.
La guerre de Succession d'Espagne
La signature du traité de Ryswick, en 1697, apporte un répit de quelques années qui sera rompu par la déclaration de la guerre de Succession d'Espagne, en 1702. Lorsque cette dernière éclate, l'Acadie est assez bien défendue puisqu'elle compte quatre Compagnies franches de la Marine, chacune comprenant 50 hommes. Quant au service de l'artillerie, il est d'abord assuré par un bombardier détaché de la Compagnie des Bombardiers de la Marine de Rochefort. Sans doute celui-ci entraîne-t-il plusieurs soldats car, au cours de l'année 1702, le gouverneur Subercase annonce avoir formé une escouade de 12 canonniers, choisis parmi les meilleurs sujets dans les quatre compagnies, ceux « qui ont parfaitement bien fait ». À Terre-Neuve, trois ans plus tard, le même énergique gouverneur impose une discipline plus sévère aux soldats et officiers de Plaisance, et exige d'eux une obéissance plus stricte aux règlements. Cette méthode, qui fait appel à la fierté militaire, redresse la tenue et le moral de la troupe. Enfin, il existe à Terre-Neuve plusieurs compagnies de miliciens, ainsi qu'en font foi la présence d'un major et d'un état-major des milices de l'île. Certaines sont temporaires, se recrutant parmi les marins qui sont à Plaisance pour la saison. Ainsi, en 1704, quelque 300 Basques capables de porter les armes sont équipés à la canadienne, « c'est-à-dire le tapabord en tête, le fusil, la corne à poudre et le sac à plomb en bandoulière, la raquette aux pieds » pour aller attaquer St. John's. Le bastion français, tant en Acadie qu'à Terre-Neuve, se trouve donc en position de force et les résultats positifs de cette bonne santé militaire se feront bientôt sentir.
Du côté anglais, la compagnie franche laissée à St. John's par les Britanniques, après avoir été augmentée à 100 hommes en 1701, se trouve réduite de moitié quatre ans plus tard. De plus, elle est mal approvisionnée et manque d'uniformes. Le moment est bien mal choisi pour réduire les effectifs, car, en novembre 1704, après l'attaque de Bonavista, les Français reçoivent un renfort de 72 volontaires canadiens venus de Québec et d'une trentaine d'alliés micmacs. Partie de Plaisance, cette troupe traverse Bonavista et, en février 1705, s'empare de St. John's, sans réussir toutefois à faire tomber le fort, dont la vaillante petite garnison lui tient tête pendant plus d'un mois. Après cette deuxième prise de la capitale anglaise de Terre-Neuve, qui survient pendant la guerre de Succession d'Espagne, les volontaires canadiens et amérindiens reprennent la mer et, de guerriers, se font corsaires. Ils seront de retour en 1709 pour une troisième et décisive attaque.
À partir de 1708, les navires anglais resserrent le blocus de Plaisance, mais cette mesure ne protège aucunement leurs postes à l'intérieur de l'île. En janvier 1709, une expédition de 170 hommes comprenant, outre les soldats de la Marine, le même contingent de volontaires canadiens et micmacs, reprend donc St. John's. Cette fois, ils s'emparent aussi du fort et détruisent toutes les fortifications. La garnison, faite prisonnière, est envoyée en France.
À l'assaut de l'Acadie
Soldat, Compagnies franches de la Marine d'Acadie et de Plaisance (1701-1713)
Soldat des garnisons d'Acadie et de Plaisance des Compagnies franches de la Marine, vers 1701-1713. À cette époque, leurs uniformes diffèrent quelque peu de ceux qui sont portés par les Compagnies du Canada central. Il n'y a aucune dentelle sur les chapeaux, et les gilets, culottes et bas sont bleus au lieu d'être gris-blancs.
La même époque, les colons du Massachusetts, victimes, eux, des corsaires français qui ont leur base à Port-Royal, veulent en finir avec l'Acadie. En juillet 1704, plus de 500 Bostonnais attaquent une première fois Port-Royal. L'offensive se solde par un échec après 18 jours de siège. En mai 1707, deuxième attaque. Cette fois, la garnison française voit surgir à l'horizon quelque 25 voiles, transportant plus de 1 600 hommes ! Repoussés après seulement quelques jours d'affrontement, les Bostonnais reviennent à la charge en août, mais Français et Abénaquis les forcent à se rembarquer, ce qui cause un « scandale politique » à Boston.
Incapable de venir à bout de la résistance française, la Nouvelle-Angleterre demande l'appui de la métropole et obtient l'aide de la Royal Navy. Le 24 septembre 1710, c'est maintenant quelque 36 navires, portant 3 600 hommes, qui assiègent Port-Royal. Cette troupe comprend un bataillon d'infanterie de la marine britannique de 600 soldats réguliers, formé de détachements des régiments des colonels Holt, Will, Bar, Shannon et Churchill. En font partie également 1 500 volontaires coloniaux, divisés en cinq régiments, dont deux proviennent du Massachusetts et les trois autres de chacune des colonies du Connecticut, du New Hampshire et du Rhode Island. Cette fois les forces sont vraiment trop inégales et les quelque 150 soldats français, malgré leurs vaillants antécédents, se voient perdus. Plusieurs tenteront même de déserter. La garnison résiste néanmoins jusqu'au 13 octobre, date à laquelle le gouverneur Subercase capitule avec les honneurs de la guerre. C'est la fin de la domination française en Acadie. Port-Royal devient Annapolis Royal et les 149 soldats et officiers de la garnison française se rembarquent dès la fin d'octobre pour la France. Les Acadiens qui servaient d'auxiliaires aux troupes régulières sont désarmés et la milice est abolie. L'endroit est alors occupé par divers détachements britanniques composés de soldats des sept régiments métropolitains.
La fin
La reine Anne de Grande-Bretagne règne de 1702 à 1714. Cette statue se dresse à la cathédrale St. Paul, à Londres. Après sa prise en 1710, Port-Royal est rebaptisée Annapolis Royal en l'honneur de la Reine.
En signant le traité d'Utrecht, le 11 avril 1713, la France abandonne toutes ses prétentions sur Terre-Neuve et sur une Acadie aux frontières mal définies, au profit de l'Angleterre. L'évacuation des militaires et de la population française de Plaisance est complétée le 25 septembre 1714. Ils sont envoyés à l'île Royale (île du Cap-Breton) où la France compte établir une nouvelle colonie. En Angleterre, on crée quatre compagnies franches, spécialement destinées à monter la garde de Terre-Neuve, cette île si chèrement disputée. Chacune compte, en principe, trois officiers et 88 soldats, mais, en réalité, l'effectif n'est que de 40 soldats par compagnie. Un détachement d'artilleurs accompagne ces fantassins et la troupe arrive à Plaisance en mai 1714 pour remplacer la garnison française. On décide de ne pas détacher de soldats à St. John's, mais de les poster tous à Plaisance, où ils seront pratiquement oubliés par la suite, ayant à peine de quoi se vêtir et chaussés de sabots de bois.
Terre-Neuve ne redeviendra plus jamais possession française. Les exploits des soldats qui la défendirent sont aujourd'hui méconnus. Battus un jour, ils étaient bientôt de retour, avec leurs alliés amérindiens, pour semer la consternation chez un ennemi qui leur était presque toujours supérieur en nombre et en moyens. Traités de mutins et de déserteurs, ils rencontrèrent pourtant un succès peu commun dans ce qui était leur raison d'être sur ce territoire et leur occupation principale : faire la guerre.
Quant à l'Acadie, en devenant la Nouvelle-Écosse, elle s'engage dans une autre page de son histoire et les Acadiens, sujets britanniques, devront désormais se considérer comme neutres.
Louisbourg
La France ne fut pourtant pas évincée de la forteresse de l'Atlantique par ce traité, car elle conservait sa souveraineté sur l'île Saint-Jean (aujourd'hui l'île du Prince-Édouard) et sur l'île de la Cap-Breton, officiellement rebaptisée île Royale. En 1713, les quatre compagnies de l'Acadie sont unies aux trois de Plaisance pour former les compagnies franches de l'île Royale. Chacune se compose de trois officiers et de 50 soldats. Ce nombre sera augmenté par la suite, mais, tout comme ailleurs, il sera rarement respecté, les recrues étant toujours en nombre insuffisant.
Du point de vue stratégique, l'île Royale est mieux située que l'île Saint-Jean. On décide d'y établir la nouvelle colonie et d'y inclure un grand port militaire pour protéger les flottes de pêche et de commerce. En 1719, le choix s'arrête sur Louisbourg comme site d'une base navale et d'un port puissamment fortifié. Bien qu'il existe une prospère petite colonie française vivant essentiellement de pêche et d'agriculture à l'île Saint Jean et dans quelques autres petits établissements à l'île Royale, c'est à Louisbourg que se concentrera désormais l'essentiel de la colonie française de l'Atlantique. Au fil des années, d'importantes fortifications s'y élèveront, de sorte que la très grande majorité des troupes de l'île Royale se retrouvera à Louisbourg. Cette garnison comptera non seulement des Français, mais aussi, éventuellement, des mercenaires suisses.
Les colonies britanniques. Un modèle différent
Les colonies britanniques qui se développent au XVIIe siècle sur le territoire du Canada actuel, en périphérie de celles de la Nouvelle-France, sont très différentes de leurs voisines du sud. Les établissements y sont peu importants, les populations peu nombreuses et surtout tournées vers la mer. Après la chute de Port-Royal, en raison de l'intérêt que la France manifeste toujours pour les ressources naturelles des régions de l'Atlantique et pour leurs avantages stratégiques, la Grande-Bretagne y maintiendra des garnisons relativement importantes, particulièrement en Nouvelle-Écosse. En 1713, quatre compagnies franches, comprenant chacune trois officiers et 88 soldats, en incluant les divers détachements postés à Annapolis Royal en 1710, sont en place. Deux ans plus tard, les décès et les désertions les réduiront à 60 hommes chacune.
Une autre raison motive le maintien de forts effectifs dans cette région : la difficulté d'y organiser une milice. En effet, après la reddition de Port-Royal, la population du territoire conquis se compose surtout d'Acadiens. La présence de ces « Français neutres » au sein de la colonie anglaise est une source d'inquiétude constante pour les autorités britanniques, qui craignent un soulèvement. Il n'est certainement pas question d'organiser militairement et d'armer ces gens qui peuvent tourner leurs armes contre eux à la première occasion ! Il n'y a donc que les colons de souche britannique qui peuvent être miliciens. Au début du XVIIe siècle, les premiers établissements anglo-écossais avaient déjà disposé d'un genre de milice. Les Français qui prirent le fort Rosemar, au Cap-Breton, en 1629, y trouvèrent 15 hommes armés d'arquebuses, portant des bourguignottes et des cuirasses avec brassards et cuissards. D'autres combattants étaient armés de mousquets et de piques. Il est clair que ces hommes étaient autant colons que soldats. Après le traité d'Utrecht, en 1713, la milice de cette colonie, assez modeste et rudimentaire, ne connut de véritable organisation formelle qu'en 1720, alors que deux brevets de capitaine furent émis par le gouverneur. Les commerçants de l'endroit furent alors regroupés en deux compagnies. Mais leurs devoirs ne semblent pas avoir été uniquement de nature militaire, car leurs capitaines étaient aussi officiers de justice. Cette milice disparut sans laisser de trace.
Friction avec les Amérindiens
Outre le problème acadien, les vainqueurs de Port-Royal se heurtent à un autre obstacle majeur : celui de l'hostilité à peu près constante des Amérindiens abénaquis et micmacs, qui harcèlent continuellement la garnison. Afin de contrer cette guérilla, on va jusqu'à lever chez les Iroquois une compagnie d'éclaireurs ! À leur arrivée à Annapolis en 1712, on donne à chacun des 56 Agniers qui la composent, commandés par deux officiers blancs, une couverture et un fusil. Pratiquement indépendants des autres troupes, ils logent hors du fort. Ces Amérindiens, familiers avec la guerre dans les bois, font de bons éclaireurs et donnent de la difficulté aux alliés autochtones des Français ainsi qu'aux déserteurs de la garnison britannique qu'ils pourchassent. Au bout d'un an, cependant, plusieurs Agniers « désertent » à leur tour pour retourner chez eux ! En mai 1713, le gouverneur renvoie ceux qui restent à Boston, où l'unité est dissoute.
Un régiment pour la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve
Quatre ans plus tard, en 1717, les Britanniques décident de créer un nouveau régiment pour monter la garde à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse et de lui incorporer les quatre compagnies franches déjà en poste à chacun de ces endroits. Ce sera le 40e régiment d'infanterie, identifié par un uniforme rouge et chamois.
Commandé par le colonel Phillips, il comprend une compagnie de grenadiers et neuf de fusiliers, au total 33 officiers et 400 soldats. Un régiment d'infanterie, c'est plus que la garnison de la Jamaïque avant les années 1740 ! Comme la radieuse île des Antilles est alors économiquement importante, et qu'elle est entourée de colonies espagnoles habituellement hostiles, si ce n'est de pirates, il est clair à voir l'importance de cette troupe qu'on reconnaît en haut lieu britannique la valeur stratégique de la Nouvelle-Écosse. De ces 10 compagnies, cinq seront postées à Plaisance et les cinq autres, dont celle de grenadiers, à Annapolis où le régiment a son quartier général. Après le siège d'Annapolis par les Amérindiens, en 1722, quatre des compagnies franches de Terre-Neuve seront transférées à Canso, une seule restant à Plaisance.
La défense de l'île Royale. Composition de la garnison
Du côté français, quelque 3 000 soldats et recrues seront envoyés à l'île Royale entre 1714 et 1755, ce qui n'empêchera pas les Compagnies franches de la Marine en poste d'être généralement en dessous de leurs effectifs. De 50 soldats par compagnie qu'il était en 1713, leur nombre passe, théoriquement, à 60 en 1723. Mais, en 1719, il manque une cinquantaine d'hommes, et, deux ans plus tard, près d'une centaine. Pour combler ces lacunes, un décret royal en date du 12 mai 1722 prescrit qu'un détachement de 50 officiers et soldats, tiré du régiment suisse de Karrer, soit envoyé à Louisbourg.
La fondation de ce régiment remonte au 15 décembre 1719 au moment où le roi Louis XV accorde à François-Adam Karrer, officier originaire de Soleure, en Suisse, vétéran des régiments de ce pays au service de la France, le droit de recruter un corps de trois compagnies de 200 hommes chacune. Tout régiment suisse levé en vertu d'un contrat, que l'on nomme « capitulation », entre le roi et le colonel, jouit d'une certaine indépendance quant à sa gestion et à la justice militaire. Selon les termes de cette entente, le colonel, propriétaire du régiment, loue celui-ci au roi à un prix convenu afin de couvrir la paye des officiers et soldats mercenaires ainsi que leur armement et leur habillement, tout en gardant une marge de profit. Le régiment porte le nom de son colonel et tous les officiers doivent être suisses. Quant aux soldats, leur nationalité importe peu, pourvu qu'ils soient recrutés par des Suisses. Ainsi on peut trouver parmi eux des Allemands, de même que des gens des pays de l'Est ou de la Scandinavie, protestants ou non. Mais il est formellement interdit à tous les régiments étrangers au service de la France d'engager « des soldats français », comme doit « l'expliquer » le prince de Bourbon au colonel Karrer, pris en flagrant délit d'enrôler des Français, en 1723. L'uniforme de ces militaires est rouge et ils ont droit au sabre, arme des troupes d'élite.
La vie de Louisbourg
Embarquement du régiment suisse de Karrer
Des hommes du régiment suisse de Karrer, une unité mercenaire suisse à la solde des Français, s'embarquent pour Louisbourg. Ces troupes germanophones forment une partie de la garnison de la forteresse entre 1722 et 1745.
Faire partie de la garnison de Louisbourg en cette période de paix qui s'étendra jusqu'à la reprise des hostilités entre la France et l'Angleterre, en 1744, n'a rien de particulièrement agréable. Le climat de l'île Royale, humide et froid, est difficile à supporter. La forteresse est tout à fait isolée et fréquemment entourée de brouillard. Le service consiste essentiellement à monter la garde. En dehors de ces périodes et de celles consacrées à l'exercice, il y a peu de divertissements. Aussi, on s'occupe souvent à construire des fortifications pour gagner un peu d'argent supplémentaire. Comme il est rarement nécessaire d'envoyer de petits détachements à l'île Saint-Jean, ou dans les autres petits postes de l'île du Cap-Breton, comme Port-Toulouse et Port-Dauphin, les troupes sont groupées à Louisbourg et n'en sortent que peu ou pas. De plus, contrairement à celles qui servent ailleurs en Nouvelle-France, elles ont peu d'occasions de se faire valoir lors d'expéditions qui encouragent l'esprit guerrier et favorisent l'émulation. Toutes ces conditions nuisent au moral de la garnison française. Quant aux soldats suisses, qui forment le cinquième de l'effectif militaire de l'île Royale, ils servent surtout dans la ville même. Ils ont leur propre cantine et leur propre buanderie et mènent une existence séparée des soldats français, quoique sans hostilité réciproque. La plupart d'entre eux ne parlent que l'allemand, ce qui explique sans doute leur peu de contact social avec les militaires et les civils français. Ils sont aussi en majorité protestants, ce qui a son importance à une époque où l'Église catholique est la seule qui soit officiellement admise dans le royaume.
Sergent et soldat des Compagnies franches de la Marine de Nouvelle-France, entre 1716 et 1730. Ces deux hommes des Compagnies franches de la Marine portent le manteau français gris-blanc à parements bleus des troupes de la Marine. Le sergent à gauche est reconnaissable aux boutonnières brodées d'or ornant les parements de son manteau, ainsi qu'à sa hallebarde, une arme particulière à son grade. Le simple soldat est armé d'un mousquet, d'une épée et d'une baïonnette, et sa cartouchière est décorée d'une ancre. Ces uniformes datent de la période 1716-1730.
D'une façon générale, il manque dans les six Compagnies franches de la Marine de l'île Royale, qui devraient compter chacune 60 soldats en 1723, de 20 à 30 soldats par rapport au nombre total permis, mais le creux de la vague est atteint en 1731, alors qu'on note un déficit de 20 % par rapport à l'objectif prévu. Il sera réduit l'année suivante par l'arrivée de renforts et par l'adjonction à chaque compagnie de deux cadets à l'aiguillette, postes attribués aux fils d'officiers. En juin 1724, le nombre de soldats suisses sera porté à 100.
L'importance des troupes régulières en garnison à Louisbourg n'encourage pas la levée d'une milice à des fins militaires, et le rôle social que pourrait jouer cette institution au sein de la colonie n'apparaît pas évident. D'où le peu d'intérêt que l'on apporte à lever un tel corps parmi la population de l'île Royale. Ce n'est qu'en 1741 que deux compagnies de 50 hommes chacune seront établies dans la ville de Louisbourg.
Les années 1740. Une faille dans les troupes?.
Sergent et simple soldat du régiment suisse de Karrer. Un sergent et un simple soldat du régiment suisse de Karrer, une unité mercenaire suisse au service de la France, vers 1732. Les sergents portent des hallebardes et ont, comme insigne de grade, de la dentelle argentée aux manchettes. Jusqu'au début des années 1730, ils portent aussi un chapeau dont le bord est garni d'une frange de plumes rouges.
Des hommes de la Compagnie des cannoniers-bombardiers du Canada mettent en place une pièce d'artillerie.
Voici les différents grades des Canonniers-bombardiers au milieu du XVIIIe siècle. Les hommes servant le canon portent leurs gilets de façon à ne pas être gênés par leurs manteaux et leur matériel. Les sergents et les caporaux sont reconnaissables aux bandes de dentelle argentée cousues à leurs manchettes, qui sont doubles pour les premiers et simples pour les deuxièmes. Les tambours portent la livrée du roi avec des boutons de métal blanc. Les uniformes des officiers sont identiques à ceux de leurs soldats, mais de meilleure qualité.
Vu panoramique de Louisbourg en août 1744
Cette vue de Louisbourg à l'été de 1744 montre combien le port de cette ville est actif. Des navires marchands et des navires de guerre (à droite) sont visibles. À l'arrière-plan, un phare signale l'entrée du port et un panache de fumée s'élève d'un navire au carénage. À l'avant-plan, des membres de la garnison de la forteresse travaillent autour du poste de garde.
Vue du port et de la ville de Louisbourg en août 1744
Cette vue présente les quais très animés du port de Louisbourg en août 1744. Divers navires sont montrés, dont un navire de guerre de la Marine royale française à l'avant plan, à droite. En arrière-plan, on voit les casernes du Bastion du Roy. Les soldats vivent dans l'aile droite, alors que les quartiers du gouverneur et la chapelle Saint-Louis se trouvent dans l'aile gauche.
Conflit et ensuite mutinerie à Louisbourg
Certains problèmes internes bouillonnent à Louisbourg et nuisent à l'efficacité des troupes. Ainsi, alors que les relations entre simples soldats, suisses et français, sont convenables, il n'en va pas de même entre leurs officiers respectifs qui ne s'entendent pas au sujet de l'interprétation des droits et des privilèges des troupes suisses à Louisbourg. Et surtout il existe, malheureusement, à l'intérieur de la garnison française, un système d'exploitation des soldats pire que dans les autres colonies qui permet aux officiers de contrôler l'argent gagné par les hommes tant durant leur service que pour leur participation aux travaux de fortification. Le genre de commission qu'ils retiennent n'est pas inconnu ni même illégal dans les armées du XVIIIe siècle, mais il y a des abus évidents à l'île Royale. Et ce qui se produit habituellement dans ces conditions-là arriva à Louisbourg : toute la garnison se mutina en 1744.
À l'aube du 27 décembre, cette année-là, il se passe des choses inhabituelles à l'intérieur des murs de la forteresse où les tambours du régiment suisse se mettent soudain à battre le rassemblement. Les soldats s'assemblent dans le bastion du roi, l'enseigne Rasser accourt, demande des explications aux soldats, écoute leurs plaintes et se précipite chez le capitaine Schônherr qui lui ordonne de voir immédiatement le major de la garnison. Mais d'autres tambours se mettent à battre à leur tour ! Ce sont les soldats des Compagnies franches de la Marine qui se joignent aux Suisses... La mutinerie englobe presque toute la garnison de Louisbourg. Seuls resteront fidèles à leur serment les sergents des Compagnies franches et la Compagnie des canonniers-bombardiers.
Les doléances des mutins sont raisonnables. Les Suisses revendiquent une amélioration de leurs conditions de vie, tandis que les Français, qui font les mêmes représentations, se plaignent, en plus, des abus de certains officiers et fonctionnaires. Les soldats réclament davantage de bois de chauffage, de meilleures rations, l'habillement dû aux recrues ainsi que les parts du butin auxquelles ont droit les soldats qui ont participé à la capture de Canso en mai. Le commissaire ordonnateur, François Bigot, accède à leurs demandes, tandis que le gouverneur et les officiers parviennent à calmer les esprits. L'ordre est rétabli, sinon la discipline, et la rébellion ne cause pas d'effusion de sang, même si certains officiers ont été forcés d'écouter les doléances de leurs hommes sous la menace des baïonnettes ! Bien qu'elle ait été menée sans violence, cette mutinerie est la plus importante de toutes celles qui se sont produites au sein des troupes coloniales durant l'Ancien Régime. Comme les Suisses ont non seulement participé à la sédition, mais en ont été les instigateurs, le détachement de Karrer ne sera plus affecté à Louisbourg après 1745.
Entre-temps, dans les colonies britanniques
Vue d'Annapolis Royal, Nouvelle-Écosse, vers 1753
Cette vue maritime montre Annapolis Royal (anciennement Port-Royal) quelques années avant l'éclatement de la guerre de Sept Ans et la déportation des Acadiens. On peut voir à droite le fort Anne, construit en 1702 pour défendre la capitale de la colonie française d'Acadie. Aquarelle.
Du côté anglais, malgré le va-et-vient de divers régiments de ligne en Nouvelle-Écosse, le véritable régiment de garnison, l'équivalent des Compagnies franches de la Marine en Nouvelle-France, c'est le 40e, qui a sa base à Annapolis. Il arrive souvent que les gouverneurs et lieutenants gouverneurs de la colonie soient choisis parmi ses officiers supérieurs, tel le colonel Phillips qui gouverne de 1717 à 1750. Bien que quelques officiers obtiennent des terres, cela ne constitue pas, pour autant, une colonisation militaire comparable à ce qui se fait en Nouvelle-France.
Soldat du 40th British infantry regiment, vers 1745
Le 40th Regiment of Foot est l'unité stationnée de longue date à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse. Ce simple soldat tirant du mousquet est vêtu à la mode de 1745. Pour le service courant, les soldats anglais préfèrent les guêtres marron aux guêtres blanches, qui sont salissantes. Lorsque le temps est frais, ils détachent le rabat de leurs manteaux pour couvrir leurs cuisses et boutonnent leurs revers sur la poitrine.
D'autre part, en 1744, on ressent de nouveau le besoin urgent d'avoir une unité d'éclaireurs pour s'opposer aux Abénaquis et aux Micmacs, alliés des Français. Cette fois, on ne recourra pas aux Iroquois, du moins au début, mais on lèvera en Nouvelle-Angleterre un corps de « Nova Scotia Rangers » - les éclaireurs de la Nouvelle-Écosse. Deux compagnies sont rapidement recrutées et envoyées à Annapolis, en juillet, afin de renforcer la garnison. En septembre il en arrive une troisième, commandée par le capitaine Joseph Goreham, très différente des deux autres, car elle se compose surtout d'une soixantaine d'Agniers et de Métis. Rompus aux tactiques amérindiennes, ces hommes provoquent bientôt des escarmouches avec les alliés des Français. Plus tard, les compagnies du Massachusetts retourneront chez elles, mais celle de Goreham restera en Nouvelle-Écosse, où elle patrouillera surtout l'ouest et construira quelques blockhaus.
Les miliciens américains prennent Louisbourg
Fusiliers marins britanniques, années 1740. Des détachements de dix régiments de fusiliers marins participent à la prise de Louisbourg en 1745. Ces troupes d'élite sont coiffées de mitres à garniture ronde.
Vers 1740, Louisbourg, dont la population est alors de quelque 4 000 habitants, remplit excellemment la fonction pour laquelle on l'a fondée : c'est un grand port d'attache pour les flottes françaises, particulièrement pour la flotte de commerce. Le trafic maritime y est considérable. Quatrième en importance en Amérique du Nord, après les ports de Boston, de New York et de Philadelphie, il fait concurrence aux activités maritimes des colonies du sud et Boston se sent menacé.
En 1745, la forteresse est donc assiégée par une armée de miliciens de la Nouvelle-Angleterre, appuyée par la Royal Navy britannique. Un corps d'artillerie, sept régiments d'infanterie du Massachusetts, un du Connecticut et un autre du New Hampshire, trois compagnies du Rhode Island, participent au siège, appuyé par 800 soldats d'infanterie de la marine britannique. À leur tête se trouve un fils de la Nouvelle-Angleterre, William Pepperell. Du point de vue tactique, les Américains comptent sur leur connaissance des méthodes classiques de mener une guerre de siège à l'européenne pour faire tomber la forteresse. Ils dirigent l'attaque habilement et avec détermination. Du côté français, le moral de la garnison, qui garde un relent amer de la mutinerie de l'année précédente, n'est pas excellent. On résiste pourtant durant un mois et demi, du ler mai au 17 juin 1745, puis on capitule après une défense assez mal menée. Les troupes de l'île Royale obtiennent quand même les honneurs de la guerre et sont envoyées à Rochefort, en France. Ce succès surprend les Européens et la Nouvelle-Angleterre éclate de joie. Le parlement britannique rembourse les 185 000 livres dépensées pour financer l'expédition et le roi anoblit Pepperell qui devient le premier Américain à être créé baron. La prise de Louisbourg démontre surtout quelle puissance militaire peuvent atteindre les diverses colonies lorsqu'elles s'unissent.
Des troupes de Nouvelle-Angleterre débarquent à Louisbourg, 1745
Des miliciens de Nouvelle-Angleterre, appuyés par la marine britannique, débarquent à Louisbourg en mai 1745. Au bout d'un court siège de 48 jours, les défenseurs français capitulent.
Peu avant le siège de la forteresse, en 1745, on avait augmenté à 90 hommes chacune des deux compagnies de milice de la ville et on en avait levé environ neuf autres. Malgré leur ignorance des choses militaires - la majorité d'entre eux n'ayant jamais touché un fusil avant d'être mobilisés -, les miliciens de la ville se comportèrent honorablement durant le siège. La capitulation de Louisbourg engloba l'île Saint Jean, mais le lieutenant Duvivier parvint à repousser un débarquement anglais avec sa petite garnison d'un sergent et de 15 soldats, avant d'évacuer l'île pour se rendre à Québec.
Occupation de la forteresse et offensives françaises. La garnison britannique
Officier et canonnier, Royal Artillery, 1742-1750
Ces soldats britanniques de la période comprise entre 1742 et 1750 portent les uniformes bleus du Royal Regiment of Artillery. La couleur sombre rend moins évidentes la poussière et la crasse qui a tôt fait de couvrir quiconque tire le canon ou d'autres pièces d'artillerie. L'officier à gauche se distingue par son écharpe écarlate, symbole des officiers britanniques depuis la fin du XVIIe siècle
À la suite de la capitulation de l'île Royale, en juillet 1745, les Britanniques doivent à leur tour assurer la défense de Louisbourg. Dès septembre, on autorise, à Londres, la levée de deux régiments de ligne, les 65e et 66e, formés de miliciens américains vétérans du siège de la forteresse, afin d'y tenir garnison. Chaque régiment doit compter 1 000 hommes, mais comme on donne une bonne partie des brevets d'officiers à des Britanniques, et que la plupart des miliciens veulent rentrer chez eux au lieu de rester à Louisbourg, le recrutement s'avère difficile. L'arrivée des 29e, 30e et 45e régiments d'infanterie à Louisbourg, en avril 1746, laisse croire momentanément que la forteresse est bien gardée.
Contre-attaques des français
Guerrier micmac, vers 1740
Ce guerrier micmac des années 1740 est armé d'un mousquet de fabrication française et porte une chemise européenne
La même année, on organise en France une flotte, commandée par le duc d'Anville, pour aller reprendre Louisbourg. À bord se trouvent deux bataillons du régiment de Ponthieu, deux bataillons de milice royale, un bataillon des Compagnies franches de la Marine ainsi que de l'artillerie. Mais cette expédition joue de malchance. De grandes tempêtes dispersent les navires, la maladie se déclare à bord et décime soldats et marins, le duc d'Anville meurt d'apoplexie et son successeur, découragé, tente de se suicider. Les rescapés se réfugient dans la baie de Chibouctou, avant de finalement rentrer en France dans un piteux état.
D'autres expéditions importantes partent du Canada, dont un puissant corps de 680 miliciens, encadré par de nombreux militaires des Compagnies franches de la Marine, que le gouverneur général Beauharnois envoie vers l'Acadie dès 1746, afin de contrer l'effet négatif de la prise de Louisbourg. Arrivés en juillet près de Beaubassin, au nord de la baie de Fundy, ils reçoivent l'appui de l'abbé Le Loutre, missionnaire-guerrier auprès des Amérindiens, et occupent l'isthme de Chignectou.
Chef micmac, vers 1740
Ce chef micmac porte un mélange de vêtements amérindiens et européens. Les autorités coloniales françaises font souvent cadeau de vêtements militaires à des chefs alliés. Remarquer le hausse-col au cou de cet homme – la mode militaire européenne veut que cette petite pièce d'armure distingue les officiers des simples soldats.
Que cette région soit sous le contrôle des Français ne plaît guère aux Américains qui, à leur tour, envoient un régiment du Massachusetts, commandé par le colonel Noble, occuper Grand-Pré et les environs. Le commandant Ramezay ordonne au capitaine Coulon de Villiers de les déloger. Celui-ci fait d'abord un raid sur Cobequid (aujourd'hui Truro, Nouvelle-Écosse) en janvier 1747, puis entoure Grand-Pré avec ses 300 hommes, dont une cinquantaine d'Amérindiens. Dans la nuit du 12 au 13 février, vers trois heures du matin, 10 détachements se faufilent dans Grand-Pré et attaquent simultanément les Américains qui sont vaincus après quelques minutes d'un combat confus dans l'obscurité. Le colonel Noble est tué. La garnison se rend. On lui accorde les honneurs de la guerre et on l'envoie à Annapolis, tandis que Villiers et ses hommes se retirent plus au nord.
Perturbations et innovations parmi les Britanniques
Soldat des Nova Scotia Rangers, vers 1750
Les Nova Scotia Rangers sont le tout premier corps d'armée régulier britannique formé en Amérique du Nord. Également appelée Goreham's Rangers, du nom de leur commandant, cette unité est essentiellement formée d'Amérindiens et de Métis.
Du côté de Louisbourg, le mécontentement gronde dans la troupe anglaise qui assure la garde de la forteresse, et, durant l'été 1747, l'annonce d'une déduction sur la solde provoque une mutinerie générale. Toute la garnison baisse les armes et commence une grève de la faim. Les autorités n'ont d'autre choix que de contremander la déduction tout en souhaitant que la troupe se batte si les Français attaquent. Il faut surtout espérer que la guerre de Succession d'Autriche finisse, ce qui se produit l'année suivante quand le traité d'Aix-la-Chapelle redonne Louisbourg à la France.
Parallèlement, la compagnie de Goreham continue de fournir de grands services en patrouillant le territoire. En 1747, ce corps est porté à 100 hommes. Deux ans plus tard, une deuxième compagnie, comprenant un effectif équivalent, et une troisième de 50 hommes sont levées parmi les colons de la Nouvelle-Écosse. Un rapport français, rédigé à la veille de la guerre de Sept Ans, estime ce corps fort de 120 hommes, dont des Amérindiens « Maringhams (peut-être des Mohicans) que les nôtres méprisent et de mauvais sujets de toutes les nations ». Ils sont employés à « courir les bois » et sont habillés en gris avec une petite casquette en cuir. Malgré leurs « mauvais sujets », une opinion compréhensible venant de leurs ennemis, les Rangers de Goreham est considérée comme très efficaces par les Britanniques et cette compagnie est le noyau d'un bataillon de « North American Rangers » qui sera levé durant la guerre de Sept Ans.
Enfin, détail administratif, mais qui a son importance, bien que les Nova Scotia Rangers aient été levés sur un ordre de l'Assemblée législative du Massachusetts, en 1744, l'Angleterre donne son approbation et assume leur financement. Trois ans après cette décision, le capitaine Goreham reçoit un brevet royal et la compagnie est payée à même le trésor britannique. Ce qui signifie que ce corps, constitué en grande partie d'Amérindiens et de Métis, fait désormais partie de l'armée régulière britannique. Les Nova Scotia Rangers serait donc le premier corps régulier levé dans les colonies britanniques au Canada.
Les troupes de l’Atlantique. L'île Royale est remise à la France
Durant l'année 1747, les compagnies franches de l'île Royale, celles qui avaient été envoyées à Rochefort en France, sont dépêchées à Québec, où elles renforcent la garnison. En 1749, le traité d'Aix-la-Chapelle ayant rendu Louisbourg à la France, la garnison, augmentée de 16 nouvelles compagnies, retourne à son point d'attache. Encore une fois, rapporte l'intendant Bigot en 1750, « l'esprit du soldat de l'île Royale, qui se trouve dans un affreux et vilain pays et resserré dans une place, s'y ennuie et n'est occupé que de trahisons ». Pour briser un peu l'isolement de la troupe, l'état-major propose d'échanger quelques compagnies de l'île Royale contre d'autres venant d'ailleurs au Canada. La mesure sera adoptée en 1752 et deux compagnies se remplaceront mutuellement tous les deux ans. Mais au Canada, cela « n'arrange pas tout le monde » et cette pratique est vraisemblablement abandonnée à la veille de la guerre de Sept Ans. À Louisbourg, les mesures qu'on adoptera pour remédier à la situation seront surtout d'affermir la discipline.
Cette tâche sera accomplie par Michel Lecomtois de Surlaville qui arrive en 1751 comme major des troupes. Il observe que les rangs sont « mal alignés et [que] plusieurs soldats ne connaissent même pas l'usage de leur fusil » et parlent entre eux. Le défilé se fait « sans aucune règle fixe », les soldats portant leurs armes comme il leur plaît, et ayant les cheveux « point ou mal attachés ». L'armement et l'équipement sont en désordre, l'habillement « crasseux et usé ». Ancien colonel des Grenadiers de France, Surlaville se montre fort vexé de cet état de choses. Les officiers seront désormais tenus de porter leur uniforme et de montrer l'exemple de la discipline, les sergents devront demeurer avec leurs hommes et partager leurs repas, les cadets sont « avertis » de ne pas s'absenter des exercices, et les soldats devront se trouver aux casernes, être propres, « se peigner et attacher leurs cheveux ». Surlaville fait multiplier les exercices et, après quelques semaines, note certains progrès. La consigne qu'il applique ainsi a jusqu'alors été peu évidente au sein des troupes de l'île Royale, à savoir que plus la discipline est stricte, mais juste, dans une garnison isolée, plus les soldats qui composent celle-ci deviennent fiers et s'endurcissent à la vie militaire. Quand il quitte Louisbourg, en 1754, Surlaville laisse une troupe bien disciplinée, accoutumée aux exercices militaires et ayant sans doute un bon esprit de corps.
Halifax, clef de l'Atlantique
Ayant perdu Louisbourg, les autorités britanniques décident d'établir à leur tour une puissante base navale et militaire en Nouvelle-Écosse. En 1749, ils fondent la ville de Halifax et des travaux d'envergure commencent. Cette décision est certainement, d'un point de vue de stratégie maritime, sinon de stratégie tout court, l'une des plus sages qui n’aient jamais été prises dans l'histoire du Canada et dans celle de la Grande-Bretagne elle-même. Halifax, c'est la clef de l'Atlantique Nord et, encore aujourd'hui, la plus grande base navale du Canada.
En mai 1749, les 65e et 66e régiments sont dissous, tandis que les trois régiments britanniques, les 29e, 30e et 45e, sont transférés dans la nouvelle ville. Le 40e régiment y établit son quartier général, et un détachement d'artillerie fait de même.
L'arrivée de plus de 1 300 colons à Halifax en 1749 entraîne bientôt la mise sur pied d'un corps de milice. Le 10 décembre, tous les hommes de la ville âgés de 16 à 60 ans et en état de porter les armes sont rassemblés au Champ-de-Mars, où l'on procède à la nomination des officiers. On forme 10 compagnies d'infanterie, chacune commandée par deux officiers et comprenant de 70 à 80 hommes, ainsi qu'une compagnie d'artificiers destinée à assister les ingénieurs de l'armée régulière.
Ces compagnies sont tenues de s'exercer au maniement des armes toutes les semaines. Les absents doivent payer une amende et peuvent même être emprisonnés. La discipline y est stricte - ne voit-on pas un sergent puni de 20 coups de fouet pour avoir insulté son capitaine ! Les devoirs consistent à participer à des corvées pour la construction des fortifications et à monter la garde à tour de rôle. Un détachement de 150 miliciens est préposé au guet chaque nuit. Ces hommes sont armés, mais n'ont pas d'uniformes. Ils gardent leurs vêtements civils. Cette solide organisation peut être considérée comme le véritable début de la milice dans les provinces maritimes.
Vers la fin de l'année suivante, une nouvelle compagnie de milice est formée à Darmouth et, en juin 1751, deux autres dans les faubourgs de Halifax. Les escarmouches provoquées par les Amérindiens qui rôdent continuellement autour des établissements britanniques rendent cette protection nécessaire. Le 22 mars 1753, le gouverneur Peregrine Hopson, aussi colonel du 29e régiment, oblige tous les sujets britanniques de la province à former des corps de miliciens, y compris les nouveaux colons allemands, qui se regrouperont dans le bataillon de Lunnenbourg.
Une milice maritime soldée voit également le jour en 1749. Elle sert à bord de petits navires afin de protéger le commerce côtier des raids navals des Micmacs, d'assurer les communications et d'acheminer les approvisionnements de Halifax aux détachements postés dans les ports d'Annapolis, de Pizquid, de Grand-Pré et de Canso. Les navires et leurs équipages, engagés par le gouverneur, forment un genre de petite marine provinciale temporaire. Les navires Ulysses, New Casco, Dove, Yorke et Warren sont en service de 1749 à 1755 et quelques autres le seront pour des périodes plus courtes. Ces bâtiments de dimension réduite mesurent approximativement 30 mètres, jaugent environ 90 tonneaux et sont sans doute armés de petites pièces d'artillerie. Cette milice maritime disparaît avec la déclaration de la guerre de Sept Ans, en 1756, car la Royal Navy assume alors la responsabilité de toute la défense navale.
Prépondérance française à Chignectou
Si les troupes et milices anglaises parviennent à assurer la défense des établissements sur la côte et sur une bonne partie du littoral, elles ne peuvent stopper les raids effectués par d'importantes expéditions françaises envoyées du Canada à la frontière de la Nouvelle-Écosse, ni empêcher que l'isthme de Chignectou ne demeure français. La paix de 1748 ravivera les prétentions britanniques selon lesquelles leur territoire comprend l'isthme et tout établissement acadien dans ce qui est aujourd'hui le Nouveau-Brunswick. Pour leur part, les Français maintiennent des troupes régulières et des miliciens canadiens à l'ouest de la rivière Missiquash, tandis que les troupes britanniques restent à l'est de cette frontière officieuse, mais bien réelle. Au début de 1751, les Français érigent les forts Gaspareau et Beauséjour pour contrebalancer la présence du fort Lawrence, érigé en octobre 1750. La situation est tendue et les petits incidents sont fréquents, mais, dans l'ensemble, une certaine stabilité règne... du moins durant quelques années.
L’avenir de Louisbourg
Louisbourg demeure le centre stratégique de l'activité maritime française. Il n'y a néanmoins que 1 100 soldats pour la défendre et une population de 4 000 âmes. Les colonies du sud, quant à elles, sont maintenant appuyées par la Royal Navy et par une milice de plus en plus nombreuse et de mieux en mieux formée. La fondation récente de la ville de Halifax, vouée à devenir une puissante base navale, confirme bien la volonté des Britanniques de contrôler le trafic maritime de la côte atlantique. À ce rythme, non seulement l'équilibre des forces entre les différentes nations est rompu, mais la situation géopolitique de Louisbourg en fait maintenant une cible incontournable.
L'Empire militaire1000-1754
Un soldat des Compagnies franches de la Marine habillé pour aller en expédition, milieu du XVIIIe siècle
Les Compagnies franches de la Marine portent de courtes capotes, des jambières, des pagnes et des mocassins lorsqu'ils partent pour de longues expéditions en forêt. Deux indices révèlent qu'il s'agit d'un soldat. Le premier est la giberne estampée des armoiries de France qu'il porte à son ceinturon. Le deuxième est le bonnet de police gris pâle et bleu des Compagnies franches, qui ressemble à un bonnet de nuit.
Dès le début du XVIIe siècle, les Français s'aventurent de plus en plus profondément vers le centre du continent. De 1658 à 1662, Pierre Radisson explore le lac Supérieur, se rend jusqu'à la baie d'Hudson par la rivière Albany et découvre le haut Mississippi. D'autres explorateurs emboîtent le pas. Ainsi, en 1673, Louis Jolliet et le père Marquette descendent le fleuve que les Amérindiens nomment Mississippi jusqu'à l'Arkansas. Poussant plus loin encore ces explorations, Robert Cavelier de La Salle, parti de Montréal, parvient au golfe du Mexique en 1682. Il donne le nom de Louisiane aux territoires dont il prend possession pour le roi Louis XIV. La signification stratégique et géopolitique de ces explorations n'échappe pas aux Français qui voient la possibilité d'un immense empire s'ouvrir à eux en contrôlant les fleuves Saint-Laurent et Mississippi. Deux ans plus tard, La Salle, à la tête d'une flotte de plusieurs navires transportant des colons et une centaine de soldats, quitte la France afin de fonder une nouvelle colonie sur le territoire qu'il vient de découvrir. Mais il ne retrouve pas l'embouchure du Mississippi et la tentative tourne au désastre sur les côtes du Texas où il est finalement assassiné. La colonisation se fera donc par le nord, à la même époque, alors que les missionnaires et les commerçants, suivis de quelques colons du Canada qu'attire cette terre plus tempérée, installent de petits postes dans le haut Mississippi, appelé « les Illinois ».
La Salle revendique la Louisiane au nom de la France
Le 6 avril 1682, Robert Cavelier de La Salle participe à une cérémonie par laquelle il revendique la Louisiane au nom de la France, après avoir descendu le fleuve Mississippi jusqu'au golfe du Mexique. Malgré le cadre sauvage, la cérémonie s'est déroulée en grand apparat.
À la suite de la fondation de Biloxi par d'Iberville en 1699, la France, grâce aux Canadiens, prend solidement pied dans le golfe du Mexique. Dès les années 1720, une chaîne de forts, établis le long du Mississippi, assure les communications entre la Nouvelle-Orléans et les Illinois. Par après, des fortins sont aussi érigés sur les bords des fleuves Arkansas et Missouri, portant l'influence française jusqu'aux nations amérindiennes des plaines centrales. Enfin, de 1730 à 1743, les La Vérendrye, père et fils, lancés à la découverte de la « mer de l'Ouest », parsèment leur chemin de forts jusqu'aux Rocheuses, étendant ainsi l'emprise française sur une autre portion importante du continent nord-américain.
Le château Saint-Louis, 1698
Le château Saint-Louis, à Québec, sert de résidence du gouverneur général et de quartier général militaire pour le Canada durant le régime français. Gravure d'après un plan de 1698.
Comme pour tout empire, les militaires auront un rôle prépondérant à jouer dans la création de celui que la France projette d'établir en Amérique du Nord. Il s'agit pour elle de contrôler tout accès à l'intérieur du continent. Et si elle crée de solides alliances avec de nombreuses nations amérindiennes, la guerre avec les Renards, alliés des Iroquois, la nécessité de limiter l'expansion des colonies anglaises et espagnoles à l'est et au sud, exigeront d'elle des ressources humaines et militaires considérables. Qu'ils encadrent les expéditions d'exploration, soumettent les ennemis de la France ou assurent la défense et la gestion des territoires conquis, les soldats et officiers des compagnies franches seront les grands artisans de ce volet de l'empire français en Amérique du Nord.
Vers les Grands Lacs Le centre militaire se déplace vers l’ouest
Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville (1680-1767)
Surnommé le « père de la Louisiane », cet officier natif de Montréal réussit à transformer un petit fort français en une vaste colonie. Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville est le frère du grand militaire canadien Pierre Le Moyne d'Iberville.
La ville de Québec « ne pourrait pas être mieux postée quand elle devrait devenir un jour la capitale d'un grand empire », écrit Frontenac à Colbert, en 1672. À compter de la seconde moitié du XVIIe siècle, toutefois, si Québec conserve son rôle de capitale administrative, Montréal devient le pivot stratégique du Canada par sa position au cœur d'un réseau de voies d'eau irradiant dans toutes les directions. Elle est le centre nerveux du déploiement des troupes françaises jusqu'au cœur du continent, et, par voie de conséquence, le quartier général de la plupart des Compagnies franches de la Marine. Sur les 28 unités, 19 y sont postées, contre sept pour la garnison de Québec et deux pour celle de Trois-Rivières. Montréal déclasse ainsi Québec au rang de premier poste défensif de la colonie, bien qu'elle ne bénéficie pas des mêmes avantages naturels ou artificiels, puisque ses modestes fortifications en bois, puis en pierre à partir des années 1720, qui peuvent assurer une protection contre des rôdeurs ennemis, ne pourraient soutenir un siège régulier. Montréal est donc la grande base d'où partent les attaques contre tous ceux qui veulent s'opposer aux visées expansionnistes de la France au sud et à l'ouest.
En 1673, en même temps qu'il encourage les grandes expéditions d'exploration vers le sud, un Frontenac visionnaire pose le premier geste concret en vue de créer cet empire français d'Amérique du Nord en faisant ériger un fort - le fort Frontenac, aujourd'hui Kingston, Ontario - à l'entrée des Grands Lacs. On y poste d'abord quelques soldats détachés des petites garnisons de Montréal et de Québec. À partir de 1675, les compagnies commerciales qui effectuent la traite des fourrures sur ce territoire y entretiennent leurs propres soldats. Ceux des Compagnies franches de la Marine les relèvent, en 1684, et deviennent ainsi la première garnison royale sur les Grands Lacs. La deuxième s'installe, trois ans plus tard, à Niagara. Quelques soldats se rendront en outre à Michillimakinac et même jusque chez les Illinois, mais ces petits détachements seront retirés en 1698, étant trop faibles pour résister aux Iroquois ou à d'autres tribus hostiles qui pourraient se présenter en force. Ainsi commence le déploiement d'un vaste réseau défensif autour des Grands Lacs.
Sergent, tambour et soldat des Compagnies franches de la Marine de Nouvelle-France, 1685-1700. À gauche, un sergent porte l'uniforme gris-blanc à doublure rouge et des bas rouges (tenue des sergents des Compagnies franches de la Marine à cette époque). Il porte une hallebarde, l'arme distinctive des sergents dans les armées européennes. Le tambour au centre porte un uniforme aux couleurs de la livrée royale. À droite, un simple soldat porte un uniforme gris-blanc doublé et parementé de bleu, couleur qui distingue les troupes de la Marine. Son chapeau est bordé d'un faux galon d'or (mélange de fil de laiton et de ficelle jaune). Il est armé d'un mousquet, d'une baïonnette et d'une épée.
La « grande paix », conclue cérémonieusement à Montréal, après de longues et tortueuses négociations, entre la France, la Confédération iroquoise et les autres nations amérindiennes des Grands Lacs, lève les principales entraves qui empêchaient l'expansion française vers l'Ouest. Sans même attendre la fin des négociations, un contingent de 90 soldats, sous la direction d'Antoine de La Mothe-Cadillac, monte à bord de 25 grands canots, aborde la rive du lac Érié le 24 juillet 1701 et fonde Détroit. Il s'agit d'une colonisation militaire, car la plupart des soldats viennent pour s'y établir. Ce poste prospère rapidement, étant admirablement situé tant pour le commerce des fourrures que pour assurer les communications entre le Canada, l'Illinois et les établissements français sur le Mississippi.
Premier conflit avec les Renards
Louis XV, roi de France de 1715 à 1774
Le roi de France, Louis XV (1710-1774), est représenté ici revêtu de sa robe royale. Il porte au cou les colliers et les insignes de deux ordres de chevalerie – l'ordre espagnol de la Toison d'or et l'ordre français de Saint-Louis. La croix blanche à huit branches de ce dernier est décernée à de nombreux militaires canadiens durant le régime français.
À mesure que les Français progressent vers l'ouest, ils créent des alliances avec la plupart des tribus amérindiennes qu'ils rencontrent. Cependant, les Renards ou Outagamis, alliés des Iroquois, poussés par les Anglais, se révèlent des ennemis irréductibles. Ce sont de féroces guerriers, hardis et vaillants. Après divers incidents et provocations de leur part, les Français les invitent à vivre en paix auprès d'eux. Ils sont nombreux à répondre à l'invitation et à se présenter devant Détroit, en 1711. Mais ils se brouillent avec d'autres tribus et, en 1712, assiègent les villages amérindiens édifiés autour du fort. N'ayant qu'une vingtaine de soldats dans sa garnison, le commandant Dubuisson fait appel aux miliciens et reçoit en outre le renfort de centaines d'Outaouais et d'Illinois alliés. Repoussés, les Renards subissent à leur tour un siège de 19 jours dans leur village palissadé. Alors qu'ils tentent une sortie nocturne, ils sont rattrapés près du lac Sainte-Claire et des centaines de leurs guerriers sont anéantis. Cette défaite, qui ne marque cependant pas la fin des hostilités, les force à se tenir à l'écart pendant un certain temps.
Nouvelle garnison dans l’ouest
La trêve avec les Renards permettra la poursuite des établissements français dans la région des Grands Lacs. Bien que laissés sans garnison durant la guerre de Succession d'Espagne, ceux-ci continuent néanmoins de prospérer. Michillimakinac demeure la capitale des fourrures du Nord-Ouest. On y rencontre quelques missionnaires, des « voyageurs », des coureurs des bois et aussi des colons qui ont quitté les rives du Saint-Laurent pour s'établir dans la contrée. Avant même la fin des hostilités avec les Renards, on trouve des Français établis aussi loin que La Baie (Green Bay, Wisconsin). En outre, plusieurs établissements s'élèvent déjà dans les Illinois (essentiellement le sud de l'État actuel de l'Illinois et l'est du Missouri) et ont pour chef-lieu le village de Kaskaskia.
Période de luttes
Un incident sanglant rappelle alors aux Français que les Renards sont toujours en travers de leur chemin : la mort, au cours d'une embuscade tendue par les Cherokees, amis des Renards, de deux jeunes officiers appartenant à la nouvelle bourgeoisie militaire canadienne. L'un est le fils du gouverneur Ramezay et l'autre celui du baron de Longueuil. Toute la colonie crie vengeance ! En mai 1716, une expédition militaire contre les Renards est donc organisée. Ayant à sa tête le sieur de Louvigny, un contingent formé de 225 soldats et miliciens accompagnés de nombreux Amérindiens alliés se dirige vers l'État actuel du Wisconsin, traînant deux petits canons et un mortier à grenade. Réfugiés dans un grand village fortifié de trois palissades (près de Sill Creek, Wisconsin), les Renards proposent, après quelques jours de siège, une capitulation que Louvigny accepte.
La colonie est désormais prévenue qu'il vaut mieux continuer de tenir à l’œil les Renards. L'année suivante, en 1717, afin de suivre de plus près les activités de cette tribu, on érige le fort La Baie et une petite garnison arrive à Chagouamigon (près d'Ashland, Wisconsin), tandis qu'un sergent et une dizaine de soldats s'installent au fort Saint-Louis de Pimitcouy (près d'Utica, Illinois). Étant donné la proximité des forts qui longent le Mississippi, on décide alors d'annexer à la Louisiane « le pays des Illinois », bien que sa population soit originaire des rives du Saint-Laurent. Décision géographiquement logique et qui améliorera la défense de cette région. Les quelques soldats canadiens qui y sont postés seront relevés par un détachement de troupes louisianaises comprenant une cinquantaine de soldats sous la direction d'un officier lui-même d'origine canadienne, Pierre Dugué de Boisbriant. Partis de la Nouvelle-Orléans, ces hommes arrivent à Kaskaskia à la fin de 1718 et construisent en 1720, sur les bords du Mississippi, le fort de Chartres qui devient le centre administratif de la haute Louisiane - que l'on continue d'appeler « les Illinois ». Par la suite, les garnisons louisianaises agiront toujours de concert avec les détachements canadiens dans ces fortins du nord-ouest.
Cette même année, lors de la guerre de la Quadruple Alliance contre l'Espagne, le jeu des alliances amérindiennes jouera de façon inattendue en faveur des Français. Des membres des tribus Otos et Panis anéantiront, en effet, dès qu'elle s'approchera des Illinois, une expédition militaire espagnole en route depuis Sante Fe, au Nouveau-Mexique, sous la direction du commandant Villasur qui s'est donné pour mission de chasser les commerçants français des Prairies. Ce désastre facilitera par la suite l'érection de quelques fortins dotés de petites garnisons à l'ouest du Mississippi, dont le plus avancé est le fort Cavagnal (près de Leavenworth, Kansas). Grâce à ce réseau défensif, les Français jouissent maintenant d'une certaine hégémonie sur les plaines centrales.
La fin des Renards. Encore une fois la guerre avec les Renards
Désireux de laver l'humiliation que leur ont infligée les Français en 1716, les Renards se manifestent de nouveau au début des années 1720 et multiplient les incidents en s'attaquant à la nation des Illinois, alliée des Français. Le commandant Lignery leur impose une paix précaire en 1726, ce qui n'empêchera pas les Renards de conclure, dès l'année suivante, des alliances avec les nations Winnebagos, Sioux, Mascoutins et Kickapous pour combattre les Français. Entre temps, la petite garnison du nouveau fort Beauharnois (près de Frontenac, Minnesota), coincée entre les Renards et les Sioux, évacue la place, en octobre 1727, mais est capturée par les Mascoutins et les Kickapous. Par crainte de la vengeance française, ceux-ci la relâchent au printemps suivant et annulent leur alliance avec les Renards. Les Winnebagos se retirent aussi tandis que les Sioux optent pour la neutralité. En 1728, quelque 400 militaires et miliciens, accompagnés d'environ 800 Amérindiens alliés arrivent à La Baie. Ils brûlent les villages et les cultures des Renards, mais, incapables de les cerner, rebroussent chemin près de la ville actuelle d'Oshkosh, au Wisconsin.
Les Français tentent de détruire les Renards
Le commandant Lignery sera sévèrement critiqué par le gouverneur général Beauharnois pour ce demi-échec. Reprenant l'initiative en 1729, celui-ci demande à ses alliés amérindiens la destruction pure et simple des Renards. En octobre, un parti de guerre formé de Chippewas et d'Outaouais inflige une importante défaite aux Renards. Mais ce n'est pas encore assez pour les soumettre. Beauharnois envoie une force de 600 soldats et guerriers alliés, commandée par le capitaine Paul Marin prêter main-forte aux alliés. Au printemps de 1730, après cinq jours de combat à Little Lake Butte des Morts, au Wisconsin, les Renards, très affaiblis, adoptent une solution désespérée : se réfugier chez les Iroquois, au sud du lac Ontario.
Au début d'août, toutefois, leurs anciens alliés, les Mascoutins, avertissent le commandant du fort Saint-Joseph, Coulon de Villiers, du déplacement des Renards vers l'est. L'alarme est donnée aux commandants de Détroit, du fort Miami et du fort Vincennes en haute Louisiane. Un autre corps franco-amérindien, que dirige le commandant Saint-Ange, est déjà, d'ailleurs, à leur poursuite. Comprenant qu'ils sont pris, les fugitifs construisent rapidement un fort. Le corps de Saint-Ange y arrive le 10 août, suivi de celui de Villiers sept jours plus tard, et d'autres encore. En quelques jours, c'est plus de 200 Français et 1200 alliés amérindiens de l'Illinois et de la Louisiane qui encerclent les quelque 900 Renards. Irrité de ce qu'il considère comme leur mauvaise foi, Beauharnois interdit toute négociation et n'accepte que la soumission sans condition. Le 9 septembre, alors qu'ils tentent à la faveur de la nuit de s'échapper, les Renards sont rapidement pris par leurs ennemis amérindiens. Leur fin sera horrible: 500 d'entre eux, guerriers, femmes et enfants, seront tués et les 400 autres amenés en esclavage. Les Français se tiennent à l'écart, pas mécontents de ce règlement de compte entre Amérindiens.
La dernière lutte des renards
Une cinquantaine de guerriers renards seulement échapperont au massacre. La puissance de leur nation est réduite à néant, mais ils n'ont pas dit encore leur dernier mot. Trois ans plus tard, renforcés par une nouvelle alliance, cette fois avec les Saukis (ou Sauks ), ils infligeront de lourdes pertes aux Français près de La Baie :12 morts, dont quatre officiers, 16 blessés, incluant cinq officiers. Critiqué par le ministre de la Marine, Beauharnois est désormais résolu à éliminer cette nation apparemment indestructible, ainsi que ses nouveaux alliés. En août 1734, le commandant Noyelles, qui a reçu ce mandat, quitte Montréal pour l'Iowa, où se sont établis les Renards, accompagné d'une troupe de 210 hommes, dont 130 Amérindiens alliés, auxquels d'autres se joindront en cours de route. Ils n'arriveront qu'en avril 1735, épuisés par la longue marche et le moral affecté par de nombreuses désertions amérindiennes. Cette fois, les Renards et les Saukis ont l'avantage du nombre. Après quelques escarmouches, au cours desquelles deux officiers sont tués, un traité de paix est conclu. Les Renards, si puissants dix ans auparavant, ont perdu de leurs territoires et sont réduits à peu de gens. Il semble inutile de poursuivre les opérations. Deux ans plus tard, Beauharnois leur accordera finalement le pardon. Ce qui aura pour effet d'améliorer l'influence française en haute Louisiane (les Illinois).
La tactique canadienne en Louisiane. La garnison de la Louisiane
Un chef de la nation Crow en tenue de cérémonie
La nation Crow parcourait le Montana et le nord du Wyoming en débordant sur la Saskatchewan. Le cheval, introduit pour la première fois par les Espagnols au Mexique au début du XVIe siècle, fait subir jusqu'au XVIIIe siècle des transformations profondes au mode de vie et aux tactiques guerrières des Indiens des plaines.
Faisant partie de la Nouvelle-France au même titre que l'Acadie et le Canada, la Louisiane possède ses propres troupes depuis 1704, alors qu'une garnison permanente y est établie avec l'arrivée de deux Compagnies franches de la Marine, fortes de 50 hommes chacune. Cette garnison sera augmentée à quatre compagnies en 1715, puis à huit l'année suivante. En 1717, sous le monopole de la Compagnie d'Occident puis de la Compagnie des Indes qui lui succédera en 1721, au moment où la Louisiane annexe « les Illinois », on passe de huit à 16 compagnies pour revenir graduellement par la suite au nombre initial. De 1721 à 1725, une compagnie de soldats-ouvriers suisses y sert également. Mais la prise du fort Rosalie (aujourd'hui Natchez, État du Mississippi) par la nation natchez démontre la faiblesse militaire de la Louisiane, qui redeviendra colonie royale en 1731 et sera administrée par le ministère de la Marine. Celui-ci y dépêchera cinq nouvelles compagnies qui s'ajouteront aux huit alors en place. La quatrième compagnie du régiment suisse de Karrer, qui compte à elle seule 200 officiers et soldats, s'y joint également.
Les troupes de la Louisiane sont surtout postées dans les nombreux forts qui jalonnent le Mississippi, du golfe du Mexique jusqu'aux Illinois. Une partie des officiers qui les commandent sont originaires du Canada et on y trouve des cadets à l'aiguillette à compter de 1738. Leur organisation est semblable à celle des troupes canadiennes. L'armement, l'uniforme et le mode de recrutement sont identiques. La Louisiane possède aussi une milice, dont l'organisation est calquée sur celle du Canada dans les Illinois, et sur celle des Antilles françaises, au sud.
Succès avec la façon canadienne de faire la guerre
Charles Le Moyne de Longueuil, second baron de Longueuil, vers 1750
Le Moyne de Longueuil (1687-1755) sert dans la garnison de Nouvelle-France pendant de nombreuses années en tant que membre de l'état-major général de Montréal. En 1739 et 1740, il commande l'expédition canadienne contre les Chickasaws en Louisiane.
En 1739 et 1740, la supériorité des tactiques utilisées par les troupes de la Marine issues du Canada sur celles pratiquées en Europe fut démontrée avec un certain éclat en Louisiane. Sous l'influence des Anglais, la nation des Chicachas (ou Chickasaws) était alors en guerre avec les Français. On décida donc d'envoyer de la métropole un corps expéditionnaire de 600 hommes. Malheureusement, ces troupes furent menées comme si elles faisaient une campagne européenne. Elles se déplaçaient avec lenteur alors que les Chicachas étaient insaisissables ou attendaient, bien embusqués dans leurs lointains villages fortifiés. Au début de 1740, de nombreux soldats furent en outre emportés par la maladie et le sieur de Noailles, qui commandait l'expédition, dut finalement rebrousser chemin.
Fort heureusement pour l'honneur de la France, le ministre de la Marine avait demandé au gouverneur général de la Nouvelle-France de veiller à ce qu'un corps militaire provenant du Canada fasse la jonction avec l'expédition du sieur de Noailles. Une force de 442 hommes, dont 319 Amérindiens alliés, sous les ordres du baron de Longueuil, quitte Montréal, en juillet 1739, en direction de la Louisiane. Une autre troupe, partie de Michillimakinac et ayant à sa tête le capitaine Pierre Joseph Céloron de Blainville, la rejoint et le contingent descend ensemble le Mississippi. La jonction avec les troupes françaises se fait au début de janvier 1740, au nord de la ville actuelle de Memphis, dans le Tennessee. Les troupes expéditionnaires françaises parlent de se retirer, mais le capitaine Blainville, avec une centaine de militaires et de miliciens canadiens, 200 Iroquois et Chactas alliés, marche résolument vers les villages ennemis, y mène une vigoureuse attaque, et les Chicachas n'ont d'autre choix que de demander la paix. Que Céloron leur accorde. L'honneur militaire français est sauf. Les corps expéditionnaires retournent à leurs bases respectives, qui en France et qui au Canada.
La Nouvelle-Angleterre. Les colonies américaines subissent des raids
Quelques années plus tard, la déclaration de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne, en 1744, aura pour conséquence de déplacer l'action militaire du centre vers l'est. Les colonies britanniques à l'ouest du Massachusetts et du Connecticut, et au nord d'Albany, dans la province de New York, sont alors la cible de multiples raids menés à partir du Canada dans le but de faire échec à leur progression. La plupart de ces attaques sont perpétrées par de petits groupes d'Abénaquis ou d'Agniers alliés aux Français, mais aussi à l'occasion par des miliciens et des militaires canadiens. Ainsi, en novembre 1745, et de nouveau durant l'été de 1746, Saratoga, dans l'État actuel de New York, est frappé par de puissantes expéditions venues du Canada sous la conduite du commandant Paul Marin de La Malgue.
Une réplique abominable
Le gouverneur du Massachusetts renforcera la défense de ses frontières en y établissant des forts. Aux 445 hommes qu'il mobilise pour servir de garnisons, s'ajoute en 1746 un renfort de 200 autres. Pour exacerber quelque peu la haine des Amérindiens, il instaure un système de récompenses basé sur l'obtention de scalps de Français ou de leurs alliés, dont ceux de « femelles ou mâles ayant moins de douze ans ». Cette piètre politique ne donnera pas les résultats escomptés. En août, une importante expédition, sous le commandement de Rigaud de Vaudreuil, rase le fort Massachusetts (aujourd'hui Adams, Massachusetts).
Entre temps, le gouverneur de New York ne reste pas inactif. Il invite les miliciens du New Jersey, du Connecticut et du Maryland à joindre les siens pour prendre le fort Saint-Frédéric. Les troupes sont finalement rassemblées à la fin de 1746 à quelques kilomètres au nord d'Albany, mais de multiples malentendus, qui ont leurs échos dans le New York Gazette, au sujet du paiement des frais de l'expédition et d'une certaine « peculation » qui entoure l'achat des habits bleus et des culottes rouges des 500 volontaires du New Jersey, provoquent l'effondrement du projet.
Pendant que les miliciens des colonies britanniques font marche arrière, les raids des Canadiens et de leurs alliés continuent de plus belle. Le fort No 4 (aujourd'hui Charlestown, New Hampshire) et le nouveau fort Massachusetts, reconstruit en mai, résistent tant bien que mal, mais la garnison du fort Clinton (près d'Easton, New York) est quasiment décimée par Luc de La Corne de Saint-Luc à la tête d'une vingtaine de militaires et de miliciens et de quelque 200 Amérindiens. Plusieurs villages entre Deerfield, Massachusetts, et White River (dans la région de Hartfort, Vermont) doivent être abandonnés. Ce sera en définitive la paix, signée en Europe le 7 octobre 1748, qui ramènera un peu de calme dans les colonies. Lorsque la nouvelle en parviendra à Boston, le 10 mai 1749, elle apportera un certain soulagement aux Américains dont le problème demeure cependant entier, puisqu'ils ne peuvent défendre leurs frontières contre les raids provenant du Canada.
Objectif : Ohio. Un point sensible
La possession de la vallée de l'Ohio est un autre point litigieux entre la France et la Grande-Bretagne qui, toutes les deux, la revendiquent, la première en raison des explorations de La Salle au siècle précédent, et la seconde parce qu'elle fait partie du territoire occupé par les Iroquois, sujets britanniques, et qu'elle désire y exercer librement son droit de propriété. Bien que la France n'entretienne aucun doute quant à la justesse de ses propres prétentions, un seul poste, le fort Vincennes au confluent de l'Ohio et de la rivière Wabash, assure la sécurité de cette route fluviale. Déjà, au cours des années 1740, on y note la présence d'un nombre croissant de marchands américains.
En juin 1749, une trentaine de militaires et 180 miliciens, accompagnés de quelques Amérindiens, partent de Montréal en expédition de reconnaissance. Sous la conduite du capitaine Céloron de Blainville, ils remontent la rivière Allegheny pour atteindre l'Ohio. En cours de route, ils enfouissent des plaques de plomb indiquant que ce territoire appartient au roi de France. Après un périple de six mois, Céloron rapporte des nouvelles alarmantes : il n'a pu aboutir à aucune entente avec les marchands américains. Leur intransigeance n'a même fait que grandir au cours des négociations qu'il a entreprises avec eux. Quant aux Amérindiens de la région, ils semblent ralliés aux Anglais. L'occupation militaire du territoire s'impose.
Suprématie française établie
Homme indécis, le gouverneur La Jonquière hésite. Pendant qu'il tergiverse, l'hostilité antifrançaise des Amérindiens se conjugue à celle des Américains qui veulent coloniser la vallée. Durant l'été, en effet, les Onontagués donnent leur accord à des colons de Virginie désireux de s'établir et de construire un fort dans la vallée. Par ailleurs, les Miamis, autrefois amis des Français, se montrent, sous le chef Memeskia, hostiles. Ils ont même accueilli des commerçants américains dans leur village de Pickawillany (aujourd'hui Piqua, Ohio), sur lequel flotte le drapeau britannique. Sans attendre les instructions de Versailles, ni celles du gouverneur, les militaires des forts de l'Ouest réagissent. Le cadet Charles-Michel Mouet de Langlade, fils d'un important marchand de fourrures et d'une princesse, fille d'un chef de la nation des Outaouais, prend la tête d'une expédition punitive d'environ 250 Amérindiens et de quelques miliciens canadiens, et mène une attaque-surprise contre Pickawillany pendant que les guerriers sont partis à la chasse. Memeskia est tué et mangé par ses ennemis amérindiens, tandis que les commerçants sont faits prisonniers et emmenés au Canada. Avant de partir, la troupe hisse non pas un, mais deux drapeaux français sur les ruines de Pickawillany. Cet incident eut des répercussions considérables sur la suite des événements. L'influence des Britanniques décrut chez les Amérindiens de la région, avertis du sort qui les attendait à courtiser les marchands américains. Les Miamis eux-mêmes furent divisés, la plupart choisissant de renouer des liens d'amitié avec les Français.
Quand le gouverneur La Jonquière meurt, finalement, en mars 1752, sans avoir pris aucune décision, le marquis de Duquesne, qui lui succède, arrive de France avec des instructions spécifiques : assurer l'Ohio à la France. Il mobilise d'importantes ressources en vue d'ériger de nombreux forts dans la vallée et confie cette tâche au capitaine Paul Marin de La Malgue, officier d'expérience dans les campagnes de l'Ouest, qui s'est signalé notamment durant la guerre contre les Renards. Celui-ci quitte Montréal en direction de l'Ohio accompagné de 300 soldats des Compagnies franches de la Marine, de 18 de la Compagnie des canonniers-bombardiers, et d'environ 1200 miliciens et 200 Amérindiens. Le fort Presqu'île (aujourd'hui la ville d'Érié, sur la rive sud du lac du même nom, en Pennsylvanie) sera complété en mai 1753, et le fort Le Bœuf en juillet. Puis, un détachement se rendra au confluent de la rivière au Bœuf et de l'Allegheny et commencera la construction du fort Machault au village amérindien de Venango (aujourd'hui Franklin, Pennsylvanie). Mais tous ces travaux sont réalisés dans des conditions climatiques difficiles, les pluies froides de septembre succédant aux chaleurs accablantes de l'été. De plus, les vivres, trop souvent gâtés, provoquent de nombreuses maladies. Marin lui-même décède et est remplacé par un autre vétéran des campagnes de l'Ouest, Jacques Le Gardeur de Saint-Pierre.
La Virginie prend les choses en main
Plan du fort Duquesne en 1754
Le fort Duquesne est construit en 1754 par les Français sur le site de l'actuelle Pittsburgh. Il est une réponse aux menaces que les britanniques font peser sur le contrôle français du pays de l'Ohio.
Le gouverneur de la Virginie, Robert Dinwiddie, alors persuadé que la vallée de l'Ohio appartient au roi d'Angletrerre, regarde d'un mauvais oeil la construction de tous ces forts. Il envoie porter au fort Le Bœuf un ultimatum enjoignant la garnison de quitter les lieux. L'émissaire du message fera parler de lui un jour. C'est George Washington. Quant au contenu, il n'impressionnera ni le capitaine Saint-Pierre, qui le recevra le 11 décembre 1753, ni le gouverneur Duquesne qui, le 3 février 1754, enverra une importante expédition, sous le commandement de Claude Pécaudy de Contrecoeur, assurer du renfort en Ohio. Arrivant le 16 avril à la croisée des rivières Monongahela et Ohio, Contrecoeur y trouve une compagnie de soldats de la Virginie occupée à construire un fort. Il les invite à quitter les lieux immédiatement, ce qu'ils feront le lendemain. Les soldats français continuent ensuite tout bonnement la construction du fort qu'ils nommeront Duquesne (aujourd'hui Pittsburgh, Pennsylvanie) en l'honneur du gouverneur général de la Nouvelle-France.
Alarmé par la tournure des événements en Ohio, le gouverneur Dinwiddie propose alors des mesures énergiques : l'érection d'un fort sur la rivière Monongahela, la mobilisation de 800 miliciens pour une durée de quelques semaines et la levée immédiate d'un corps provincial de 300 volontaires. Il ne s'agit de rien de moins que de démanteler les possessions françaises en Ohio ! Mais la Pennsylvanie, colonie voisine, est alors gouvernée par une secte religieuse pacifiste, les Quakers, et est la seule, parmi les 13 colonies américaines, à n'avoir aucune loi obligeant les hommes à faire partie d'une milice. Son gouverneur est tout au plus autorisé à convier des volontaires non Quakers, qui sont cependant soldés par la colonie. Donc, peu d'espoir de lever là une force armée imposante. Même à Philadelphie il n'y a pas de garnison régulière ! Tel n'est pas le cas, cependant, en Virginie, colonie prospère et populeuse qui peut compter sur 27 000 miliciens. En février 1754, l'Assemblée législative approuve les mesures proposées par Dinwiddie. Le régiment de la Virginie est rapidement formé, armé, on le dote d'un uniforme rouge, et un détachement est aussitôt en route pour l'Ohio. Le jeune colonel est nul autre que George Washington.
L'incident de Jumonville
Informé par ses éclaireurs de l'approche de cette troupe, le commandant du fort Duquesne, Claude Pécaudy de Contrecoeur, envoie au-devant d'elle une mission parlementaire sous le commandement de l'enseigne Joseph Coulon de Villiers, sieur de Jumonville. Mais le matin du 28 mai 1754, le détachement de Washington, fort de 400 Américains et de leurs alliés amérindiens, attaque la petite escorte. En 15 minutes, 10 hommes sont tués, dont Jumonville, un autre est blessé et 21 sont faits prisonniers. Un seul membre de la mission parvient à s'échapper et à retourner au fort Duquesne, un milicien canadien nommé Monceau.
On ne saura sans doute jamais ce qui s'est passé au juste sur le site de la ville actuelle de Jumonville, en Pennsylvanie, ce 28 mai 1754, et la controverse demeure entière à ce sujet. Selon plusieurs témoignages, Jumonville fut tué alors qu'il tentait de parlementer, ce que nia Washington. Pour les historiens canadiens, il s'agit donc d'un assassinat pur et simple. Mais pour bien des historiens américains, soucieux de défendre la réputation du futur père de la nation américaine, Jumonville serait tombé dans un piège, une fusillade aurait éclaté et il aurait été, malheureusement, un de ceux qui y perdirent la vie. Quoi qu'il en soit, cette grave erreur diplomatique ébranla sérieusement la paix entre la France et l'Angleterre.
"Fort Necessity"
Jean-Baptiste-Philippe Testard de Montigny (1724-1786)
Testard est officier dans les Compagnies franches de la marine. Il se distingue lors de raids menés contre la Nouvelle-Angleterre en 1746 et 1747, puis durant la guerre de Sept Ans en Ohio et dans les Grands Lacs. Il est fait chevalier de Saint-Louis en 1757.
L'événement connaît un second rebondissement, le 26 juin suivant, quand le capitaine Louis Coulon de Villiers, des troupes de la Marine, arrive au fort Duquesne avec des renforts et apprend la mort de son frère. Il obtient qu'on lui confie le commandement d'une troupe de quelque 600 militaires et miliciens canadiens ainsi que d'une centaine d'Amérindiens, et se lance à la poursuite des volontaires américains. Il arrive au site de l'embuscade, fait enterrer les cadavres français scalpés et laissés sans sépulture, et continue sa course. Les Américains ne sont pas aussi habiles que les Canadiens pour disparaître dans les bois. Ils se réfugient dans un petit fort, baptisé à bon escient Fort Necessity (près de Farmington, Pennsylvanie) où Coulon de Villiers les rejoint, le 3 juillet. Après une fusillade nourrie qui fait une centaine de morts du côté américain, Washington capitule. Coulon de Villiers donne alors la preuve d'une grande modération : il laisse repartir au-delà du plateau des Alleghenys celui qu'il considère comme l'assassin de son frère.
Bien que l'acte de capitulation signé par Washington reconnaisse l'agression dont a été victime Jumonville et l'usurpation d'un territoire appartenant à la France, les Américains ne manifestent aucune intention de respecter ni leur signature ni les clauses se rapportant à l'occupation du territoire. Bien au contraire, par la suite, les effectifs du régiment de Virginie sont portés à 700 hommes, tandis que les renforts de trois compagnies franches arrivent de New York et de la Caroline du Sud. À la fin de 1754, ces troupes sont postées à l'est des Alleghenys afin d'empêcher toute incursion française. Ces suites de « l'incident Jumonville » soulèveront une nouvelle tempête diplomatique en Europe, mais en se retranchant ainsi au lieu d'attaquer, les Américains donnaient la preuve une fois de plus que, du strict point de vue militaire, ils étaient incapables d'affronter les troupes du Canada.
La découverte de la « mer de l'Ouest ». Expédition de La Vérendrye
Carte des explorations de La Vérendrye dans l'Ouest, années 1730 et 1740
Pierre Gaultier de Varennes et de La Vérendrye (1685-1749) cartographie de vastes régions des Prairies durant les années 1730 et 1740, alors qu'il tente sans succès de découvrir le légendaire passage du Nord-Ouest, censé relier l'Atlantique et le Pacifique.
Alors que les Français viennent enfin à bout des Renards et établissent leur hégémonie sur les plaines centrales, un autre volet de la création de l'empire français en Amérique du Nord se joue au nord-ouest. Elle a pour principal héros un obscur officier canadien sans ressources, malgré ses brillants états de service, et commence vers la fin des années 1720 quand Pierre Gaultier de La Vérendrye, commandant d'un poste situé aux confins du monde connu, Kaministigoyan (aujourd'hui Thunder Bay, Ontario) entend les Amérindiens parler des vastes plaines qui s'étendent plus loin et du soleil qui se couche dans la mer de l'Ouest. Il se passionne pour ces récits et, en 1730, propose une mission d'exploration qu'approuvent tant au Canada le gouverneur général, Beauharnois, qu'en France, le ministre de la Marine, le comte de Maurepas. Après deux siècles d'expéditions aussi bien au nord qu'au sud, les explorateurs européens n'ont toujours pas trouvé le fameux passage vers l'Ouest et la cartographie de toute une partie du continent reste encore très fragmentaire. Du côté français, malgré quelques tentatives que la crainte de l'hostilité amérindienne fit avorter, on ne s'est guère aventuré encore au-delà du lac Supérieur. Un projet qui peut apporter réponse à une des grandes énigmes des XVIIe et XVIIIe siècles trouve donc écho dans la volonté royale - en l'occurrence celle de Philippe d'Orléans qui assure la régence pendant les jeunes années de Louis XV. L'année suivante, le lieutenant La Vérendrye prend la tête d'une expédition qui comprendra notamment quelques cadets - dont trois sont ses propres fils - et un missionnaire. Ce type d'organisation sera retenu pour toutes les explorations vers l'Ouest par la suite. Quels que soit la participation des missionnaires et des voyageurs, l'encadrement et le commandement seront militaires, aspect de tous ces voyages de découverte qu'on a rarement soulignée.
Alors commence une quinzaine d'années d'explorations remarquables. L'expédition est organisée de façon systématique car, pour financer le tout, les La Vérendrye doivent commercer avec les Amérindiens. À mesure qu'ils progressent, ils érigent des fortins : les forts Saint-Pierre (Fort Frances, Ontario) en 1731, Saint-Charles (Magnussen Island, Manitoba), l'année suivante, et Maurepas, au sud du lac Winnipeg, en 1734. Les quelques coureurs des bois qui sillonnent déjà la région doivent s'accommoder de la venue de l'autorité royale et les nations amérindiennes dont ils traversent les territoires se montrent généralement accueillantes. Cependant, les Sioux tendent un guet-apens au cours duquel ils tuent 21 Français, dont un des fils de La Vérendrye et le missionnaire de l'expédition. Au lieu de risquer une confrontation militaire, La Vérendrye joue le jeu des alliances. Il sera vengé huit ans plus tard quand les Cris et les Assiniboines écraseront les Sioux.
Cependant, on a beau nommer « mer de l'Ouest » les immenses prairies où on érige ces fortins, le ministre de la Marine désire qu'on trouve la véritable mer. La Vérendrye pousse plus loin encore et érige le fort La Reine (Portage-la-Prairie, Manitoba) puis atteint le pays de la nation des Mandans, près de la ville actuelle de Spanish, dans le Dakota du Nord. Toujours pas de mer de l'Ouest ! Épuisé, il revient au fort La Reine, laissant ses deux fils poursuivre seuls les explorations.
Les fils de La Vérendrye continuent les recherches
Statue de l'explorateur Pierre Gaultier de la Vérendrye (1685-1749)
On ne connaît aucun portrait authentique de Pierre Gaultier de Varennes et de la Vérendrye (1685-1749), cet officier qui est devenu l'un des grands explorateurs de l'Ouest canadien. Cette statue, qui se dresse à l'Assemblée nationale du Québec, est probablement sa représentation la plus connue. Dans cette représentation, il scrute symboliquement l'horizon lointain.
Ceux-ci, Louis Joseph et François, après s'être rendus séparément, l'un jusqu'à l'actuel Cedar Lake, au Manitoba, en remontant la rivière Saskatchewan, l'autre, dans la direction opposée, jusqu'à l'actuel Nebraska, non loin probablement des missions espagnoles situées au nord du Nouveau-Mexique, mèneront ensemble la plus importante de toutes ces expéditions. Partis du fort La Reine le 29 avril 1742 en compagnie de deux autres Français et de guides amérindiens, ils sont, au début d'août, dans l'est du Montana ou au sud-ouest du Dakota du Nord, en décembre, dans le nord-ouest de l'État actuel du Wyoming. Ces hommes blancs en quête de la mer de l'Ouest sont une véritable curiosité pour les Amérindiens nomades des plaines, qui finissent par se joindre à eux. Et c'est bientôt un cortège d'environ 2 000 Amérindiens qui s'avance lentement dans les plaines avec les jeunes explorateurs. Le 8 janvier 1743, enfin, ils aperçoivent au loin de hautes montagnes aux sommets enneigés - les Rocheuses ! S'en étant approchés, ils réalisent que c'est là un obstacle insurmontable et qu'ils ne peuvent aller plus loin. Ils décident alors de revenir au fort La Reine, où ils arrivent, sains et sauf, le 2 juillet 1743, après 14 mois d'absence. Ces deux cadets des Compagnies franches de la Marine du Canada viennent d'accomplir l'une des grandes explorations de l'histoire nord-américaine.
Malheureusement, ce qu'on veut en haut lieu, c'est la mer de l'Ouest ! Ces extraordinaires découvertes ne seront donc pas reconnues et les La Vérendrye seront rappelés. Le père sera quand même promu capitaine et décoré de la croix de Saint-Louis peu avant sa mort, qui survient en 1749, mais ses fils resteront cadets pendant plusieurs années encore avant de devenir officiers et ne seront jamais décorés pour leur exploit.
Les frères La Vérendrye, 1743
Les frères Louis-Joseph et François de la Vérendrye, d'anciens cadets des Compagnies franches de la marine du Canada, se mettent en route pour découvrir la « mer de l'Ouest » et atteignent les montagnes Rocheuses en janvier 1743.
Après le départ des La Vérendrye, d'autres poursuivent leurs explorations. Le fort La Jonquière est érigé au bord de la rivière Saskatchewan, au centre de la province actuelle du même nom, probablement dans la région de Nipawin. C'est sans doute le poste le plus à l'ouest où l'on trouve une petite garnison de militaires français. Il reste qu'un réseau de fortins parsème les Prairies, à compter des années 1730 et qu'ils sont sous autorité militaire, bien que ce soit des postes de commerce.
Le feu aux poudres
La vie des quelques officiers et soldats postés dans les petits forts des Prairies, entourés de nations amérindiennes aux humeurs changeantes, était loin d'être de tout repos. L'incident suivant, survenu au fort La Reine, illustre bien jusqu'à quel point il fallait à ces hommes des nerfs d'acier pour survivre.
Vers la fin de l'année 1751, le fort n'avait pour toute garnison que cinq soldats français, commandés par le capitaine Jacques Le Gardeur de Repentigny, des Compagnies franches de la Marine. C'était un homme qui avait acquis une grande expérience dans les relations avec les Amérindiens et qui était décoré de la croix de Saint-Louis.
Un matin, donc, quelque 200 guerriers assiniboines font irruption dans le fort. Le commandant court vers eux, leur dit « vertement » qu'ils sont bien hardis d'entrer ainsi, met à la porte les plus insolents, demande aux autres de sortir et retourne dans son quartier. Mais un soldat vient bientôt l'avertir qu'ils ont pris le corps de garde et se sont emparés des armes qui s'y trouvaient. Repentigny se dirige à la hâte vers eux et les interpelle de nouveau. Cette fois, il apprend que les Assiniboines ont l'intention de le tuer et de piller le fort. Sans perdre un instant, Repentigny saisit un tison au feu ardent, se précipite dans la poudrière et ouvre un baril.
Les Assiniboines qui le suivent s'arrêtent net quand ils le voient leur faire face en promenant le tison au-dessus de la poudre ! Repentigny rapporte ensuite avoir fait dire aux Amérindiens par son interprète « d'un ton assuré, que je ne périrais pas par leurs mains, et qu'en mourant, j'aurais la gloire de leur faire tous subir mon même sort. Ces sauvages virent plutôt mon tison et mon baril de poudre défoncé qu'ils n'entendirent mon interprète. Ils volèrent tous à la porte du fort, qu'ils ébranlèrent considérablement, tant ils sortirent avec précipitation. J'abandonnais vite mon tison, et n'eus rien de plus pressé que d'aller fermer la porte de mon fort ».
Les Français passèrent « tranquillement » l'hiver sur place, mais décidèrent finalement d'évacuer le fort au printemps 1752, car, nous dit Repentigny, « il n'aurait pas été prudent d'y laisser des Français ». En effet, quatre jours après leur départ, les Assiniboines le brûlèrent.
L’apogée
Au milieu du XVIIIe siècle, les territoires du roi de France en Amérique du Nord forment donc une espèce de grand « T », traversant le Canada d'est en ouest depuis l'île du Cap-Breton jusqu'au milieu de la Saskatchewan, et du nord au sud à partir des Grands Lacs jusqu'au golfe du Mexique. Malgré les distances considérables qui séparent les forts et les établissements, on trouve des détachements de troupes de la Marine parsemés sur toute l'étendue des possessions françaises. Ces soldats montent la garde dans des conditions infiniment variées, selon qu'ils sont à Québec, à La Baie ou au fort La Reine. Ils parviennent à en imposer aux Amérindiens hostiles, comme les Renards, mais forgent avec de nombreuses autres tribus indigènes des liens et des alliances qui jouent un rôle fondamental dans l'établissement de l'empire français. C'est par la diplomatie de ses officiers, autant que par les armes, que la France s'assure l'hégémonie sur les relations commerciales et diplomatiques dans ces immenses étendues. Sans enlever leur mérite aux colonies britanniques qui se développent lentement et parallèlement sur le territoire actuel du Canada, la première moitié du XVIIIe siècle est vraiment l'époque qui voit l'apogée des Français en Amérique du Nord.
Tout ceci fut possible, vers la fin du XVIIe siècle, parce que la Nouvelle-France se dota d'une solide organisation militaire et que les Canadiens, après avoir vivoté durant des décennies à la merci des indigènes, purent en tirer profit. Une remarquable milice était en place et les officiers des troupes régulières furent recrutés de plus en plus chez les gentilshommes canadiens, de naissance ou d'adoption. L'administration en Nouvelle-France était structurée et gérée de façon tout à fait militaire et son influence s'étendait aux affaires civiles, à la justice et à l'économie. La présence militaire se faisait même sentir au sein de l'Église, soit par l'entremise des soldats qui assuraient la protection des missionnaires, soit par celle des ingénieurs militaires à qui on demandait de fournir les plans architecturaux des églises.
La transformation de la façon européenne de faire la guerre en une tactique canadienne originale, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, fut aussi d'une importance primordiale dans l'histoire de la Nouvelle-France, car elle permit de tenir en respect les colonies américaines. Du coup, les militaires et miliciens de la Nouvelle-France, aidés de leurs alliés amérindiens, parvinrent à contrôler presque complètement le centre de l'Amérique du Nord, car ils étaient les seuls à pouvoir mener des expéditions très loin de leurs bases, les seuls aussi à être capables d'aller rencontrer l'ennemi amérindien chez lui et de le battre sur son propre terrain, malgré quelques revers mineurs.
L'évolution militaire exceptionnelle de la Nouvelle-France favorisa le développement du sens de la nation canadienne dès la fin du XVIIe siècle. Comme les institutions militaires étaient prépondérantes, puisqu'elles fournissaient le cadre de l'organisation sociale et gouvernementale, massivement dominée par les officiers canadiens, en adaptant les structures européennes aux besoins et à la géographie nord-américaine, elles renforcèrent le sens d'une identité distincte. Les Canadiens étaient aussi Français, mais se définissaient de plus en plus selon leur nouveau pays. Au début, celui-ci était une entité théorique, irréelle, mais pour les militaires et les miliciens qui traversaient le territoire en tout sens - à pied, en canot, en raquettes l'hiver -, il devenait peu à peu une réalité. Ils l'exploraient, ils s'y battaient, ils en parlaient entre eux.
C'est à partir de cette vision du pays, que ces hommes voyaient de leurs yeux et défendaient de leurs mains, que naquit le sens de la nation dans leur cœur.