Histoires-du-Canada

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La côte du Pacifique convoitée

Le nouveau théâtre d'opérations des conflits européens.Un océan espagnol

Alors même que se déroulent les guerres qui opposent les Français aux Britanniques, puis ces derniers aux Américains, les territoires qui se trouvent à l'ouest des Prairies demeurent totalement inconnus.  Personne n'a encore traversé le continent, que ce soit par voie terrestre, à travers les montagnes Rocheuses, réputées infranchissables, ou en navire, par l'énigmatique passage du Nord-Ouest.  Au XVIIIe siècle, toutefois, une série d'événements projetteront la côte nord-ouest du continent nord-américain sur la scène mondiale.  Les grandes puissances frôleront même la guerre pour maintenir leurs intérêts géostratégiques dans cette partie du globe qui, à terme, deviendra la rive canadienne du Pacifique.

Jusqu'au XVIIIe siècle, l'océan Pacifique est encore presque inconnu, seuls quelques explorateurs ayant osé s'y aventurer.  Au XVIe siècle, les Espagnols ont été les premiers à établir des colonies sur cette côte de l'Amérique, ainsi qu'aux Philippines, en Extrême-Orient.  Ils inaugurent aussi la première liaison régulière transpacifique avec leurs fameux « galions de Manille » faisant la navette entre Manille, aux Philippines, et Acapulco, au Mexique.  Peu à peu, les Espagnols en viennent à considérer le Pacifique comme leur propre domaine, puisqu'ils contrôlent toute la côte ouest de l'Amérique, depuis le cap Horn, au Chili, jusqu'au nord du Mexique.  Les établissements espagnols échelonnés le long de cet immense littoral n'ont jamais été menacés, si ce n'est par quelques rares pirates ou corsaires particulièrement téméraires, et il ne s'y trouve aucune autre colonie européenne.

 

Le défit russe

À partir de 1725, cette situation change quand, depuis sa capitale de Saint-Pétersbourg, le tsar de Russie, Pierre Ier, charge Vitus Jonassen Béring, capitaine de la marine impériale russe, de trouver un passage vers l'Amérique via la Sibérie.  En 1741, Béring et le capitaine Alexis Chirikov atteignent l'Alaska.  Au cours des décennies suivantes, des commerçants russes à la recherche de fourrures fréquentent le littoral jusqu'au nord de la Colombie-Britannique actuelle.  Au cours des années 1760, l'ambassade espagnole à Saint-Pétersbourg rapporte des nouvelles alarmantes : les Russes songent à s'établir sur la côte du Pacifique, au nord du Mexique, compromettant, par là même, la sécurité de la Nouvelle-Espagne !  Cette colonie occupe alors un vaste territoire, riche en mines d'argent, qui comprend l'Amérique centrale, le Mexique et le sud-ouest des États-Unis actuels.  Mis au courant des ambitions russes, le marquis de Croix, vice-roi de la Nouvelle-Espagne, adopte des mesures énergiques pour contrer ces visées : il ordonne la construction d'une base navale militaire à San Blas, au nord-ouest du Mexique, et l'exploration de l'Alta California (État actuel de la Californie), en vue de sa colonisation.

 

Premières explorations de la côte Nord-Ouest

Lieutenant Esteban José Martinez Fernandez y Martinez de la Sierra, Marina real, vers 1785. Martinez (1742-1798), portant ici l'uniforme de grande tenue des lieutenants de la Marina real (marine espagnole), était une personnalité importante de l'exploration espagnole sur la côte du Nord-Ouest de l'Amérique. En 1774, il était commandant en second de la frégate espagnole Santiago, qui a établi le premier contact répertorié avec les Haïda dans l'Archipel de la Reine-Charlotte. En 1790, Martinez est l'officier qui a presque mené l'Espagne et la Grande-Bretagne à la guerre en raison de son comportement lors de la pause diplomatique à Nootka.

 

Avant ces événements, les Espagnols n'ont pas réellement exploré la côte ouest à la latitude du Canada actuel, s'étant limités à effectuer quelques voyages de reconnaissance.  Ils ne possèdent par conséquent aucune carte fiable des lieux.  Le vice-roi Antonio Maria Bucareli y Ursua, qui succède au marquis de Croix, charge donc la marine d'explorer le littoral au nord de la Californie, non seulement pour localiser les Russes, mais aussi pour faire des relevés cartographiques précis.  En janvier 1774, l'enseigne Juan Josef Pérez Hernandez, commandant la frégate Santiago, quitte San Blas pour faire voile vers le nord.  Outre son second, Estebàn José Martinez, un aumônier et un chirurgien, son équipage se compose de 84 marins, dont un canonnier.  Aucun soldat ne se trouve à bord, mais une douzaine de marins ont été entraînés au maniement des armes et peuvent remplir ce rôle, au besoin.  Le vice-roi a formellement ordonné d'éviter tout combat avec les autochtones.
Le 18 juillet 1774, la vigie du Santiago signale une terre à l'horizon : l'extrémité nord de ce qui est aujourd'hui l'archipel de la Reine-Charlotte, en Colombie-Britannique.

Sans le savoir, Pérez et ses hommes sont les premiers Européens à atteindre cette partie de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, et à rencontrer les Haïdas.  Ceux-ci viennent au-devant d'eux à bord de grands canots, dont l'un transporte jusqu'à 22 rameurs et un tambour.  Impressionnés par le degré avancé de civilisation de ces Amérindiens, les Espagnols jugent plus prudent de ne pas s'aventurer à terre, mais procèdent néanmoins à des échanges avec eux.  Après avoir poursuivi sa route vers le nord pendant quelques jours, Pérez vire de bord, mettant ensuite le cap vers le sud.  Le 7 août, il arrive à proximité de Nootka, dans l'île de Vancouver.  Tout comme les Haïdas, les Amérindiens nootkas s'approchent du Santiago à bord de canots.  Les rapports sont très cordiaux ; Espagnols et Nootkas trafiquent, les premiers offrant des biens divers, dont des cuillères d'argent, et recevant en retour des peaux et plusieurs autres objets, notamment des chapeaux finement tressés, ornés de scènes de chasse à la baleine.  Cette fois, Pérez voudrait aller à terre, mais le mauvais temps l'en empêche.  Finalement, le Santiago remet le cap vers le sud et regagne le Mexique.

 

Les « Vikings du Pacifique Nord. Des nations amérindiennes

Pendant leurs expéditions, les Espagnols devaient parfois utiliser leurs fusils et canons pour garder les Amérindiens à la baie. Ce dessin de 1792 illustre un incident survenu pendant l'expédition espagnole visant à atteindre l'île de Vancouver. Les Européens utilisent leurs fusils et canons pour garder les Autochtones près de la baie.

 

À l'époque de ces premières explorations européennes, la côte ouest est habitée par un grand nombre de petites nations amérindiennes formant plusieurs groupes linguistiques.  Au nord, dans l'Alaska actuel, se trouvent les Tlinglits.  Les îles de la Reine-Charlotte abritent le domaine des Haïdas, tandis que le long des côtes, sur la terre ferme, à la même latitude habitent les Tsimshians.  Le territoire des Nootkas (aussi appelés Wakashans) s'étend jusqu'au sud de l'île de Vancouver, et celui des Salish comprend l'est de l'île ainsi que la terre ferme, le long du littoral.

Ces peuples sont à la fois sédentaires et navigateurs, la nature se montrant fort généreuse dans leur lieu d'établissement.  On y trouve du poisson en abondance et la forêt côtière regorge de cèdres incomparables, dont ils tirent grand profit, construisant des maisons de planches et fabriquant des canots pour chasser la baleine, car ce sont des marins et des pêcheurs hors pair.  Leur art reflète le degré de leur raffinement culturel.

 

De redoutables guerriers

Ces mêmes peuples se révèlent aussi de redoutables combattants qui, à l'instar des autres nations autochtones nord-américaines, accordent à la guerre un rôle primordial.  Ils ne connaissent pas les armes à feu et leur discipline s'apparente à celle de guerriers plutôt que de soldats.  Leurs tactiques reposent, d'après ce dont on peut en juger aujourd'hui, sur des attaques massives plutôt que sur des attaques-surprise.  Parmi leurs ruses les plus redoutables figure celle qui consiste à feindre l'amitié pour mieux attaquer à l'improviste.  Armés d'arcs et de flèches, de javelots, de gourdins et de dagues (des lames taillées dans des os), les guerriers combattent nus, ou protégés par des armures en lattes de bois ou en cordage tressé.  Certains se coiffent de magnifiques casques en bois sculpté et peint représentant des têtes d'animaux.

 

L'art de la guerre dans le Nord-Ouest américain

Les nations côtières, qui se composent essentiellement de navigateurs, attaquent souvent des villages ou des forts ennemis à bord de flottilles de canots.  Ces grandes embarcations, richement décorées, peuvent atteindre vingt mètres de long.

Elles s'avèrent particulièrement rapides et efficaces lorsqu'elles sont propulsées à la force des bras par de nombreux rameurs.  Quand les pagayeurs soutiennent une cadence rapide, de tels canots dépassent la vitesse de sept nœuds marins, allure supérieure à celle d'une frégate européenne.  Ces peuples connaissent aussi l'usage de la voile.  Les raids qu'ils effectuent par ce moyen ont surtout pour but de faire des prisonniers, gardés comme esclaves.  Dans certains villages dont les expéditions sont régulièrement couronnées de succès, le tiers de la population peut être composé d'esclaves.  Contrairement aux autochtones de l'est et du centre, ceux de la côte du Pacifique ne pratiquent pas la torture rituelle et ne lèvent pas de scalps, mais tranchent la tête de l'ennemi tué qu'ils gardent en guise de trophée.  Tant pour leur bravoure que pour leur habileté à naviguer, on les a parfois nommés les « Vikings du Pacifique Nord ».

Outre leurs imposants villages, ces peuples bâtissent des forts côtiers à l'aide de hauts troncs de cèdre.  Ils en érigent également au sommet des collines et le long des rivières, afin de contrôler et de taxer le trafic maritime sur les cours d'eau qu'ils dominent.  Des fouilles archéologiques récentes ont fait connaître le fort de Kitwanga, sur un promontoire de ce type situé en amont de la rivière Skeena, mais il y en a bien d'autres, qui constituent autant de postes de péage.  À l'occasion, un désaccord relatif au droit de passage peut provoquer un siège, au cours duquel les assaillants tenteront d'incendier le fort, pendant que ses défenseurs feront débouler sur eux, du haut des palissades, des troncs d'arbres.

L'art militaire des peuples de la côte nord-ouest de l'Amérique est donc passablement développé et ceux-ci constituent potentiellement de redoutables adversaires pour les Européens.  D'ailleurs, lorsqu’auront lieu les premiers contacts, ils ne manifesteront aucune crainte à l'endroit de ces nouveaux venus blancs arrivant sur de grands navires à voile.

 

Nouvelles explorations espagnoles. Les espagnos reprennent leurs expéditions

Capitaine Juan Francisco de la Bodega y Quadra, Marina real, vers 1785. L'officier de marine et explorateur espagnol Juan Francisco de la Bodega y Quadra (1743-1794) porte l'uniforme de grande tenue d'un capitaine de la Marina real (marine espagnole). Bodega y Quadra était le représentant espagnol au sein de la commission de 1792 qui a conclu l'entente de Nootka Bay en collaboration avec l'officier et explorateur britannique, George Vancouver.

 

À la première expédition espagnole, effectuée par Pérez en 1774, succède, l'année suivante, celle placée sous les ordres du lieutenant Bruno de Hezeta.  Elle compte deux bâtiments : le Santiago, commandé par Hezeta lui-même, et la goélette Sonora, commandée par son second, le lieutenant Juan Francisco de la Bodega y Quadra.  Le vice-roi Bucareli avait réalisé que l'erreur principale de l'expédition précédente, c'est-à-dire n'envoyer qu'un seul navire, avait obligé Pérez à se montrer excessivement prudent, dans ses explorations comme dans ses rencontres avec les Amérindiens.  Cette fois, le vice-roi tient particulièrement à ce que les explorateurs mettent pied à terre, afin que les territoires nouvellement découverts soient reconnus comme appartenance espagnole.  Enfin, il souhaite surtout que l'on repère les établissements russes.

 

Conflit avec les peuples locaux

Durant leur voyage vers le nord, les deux navires sont éprouvés par de nombreuses tempêtes, et la maladie se déclare au sein des équipages.  En juillet 1775, ils parviennent aux environs de Point Grenville, dans l'actuel État de Washington.  Les Amérindiens ayant apparemment manifesté des signes de cordialité, un détachement de sept marins est envoyé à terre pour obtenir de l'eau potable et du bois de chauffage.  À peine débarqués sur la plage, ils sont massacrés en quelques instants par environ 300 Amérindiens surgis des bois, sous l'œil horrifié de leurs compagnons restés à bord des navires.  Bodega fait ouvrir le feu, mais son navire est trop éloigné.

Ébranlé par ce désastre, Hezeta décide de retourner au Mexique, mais Bodega refuse de le suivre sans avoir rempli l'essentiel de leur mission : localiser les Russes.  Il continue vers le nord à bord du Sonora et se rend jusqu'au 58e degré de latitude nord, en Alaska.  Dans une grande baie qu'il nomme Bucareli, Bodega met pied à terre avec son équipage afin d'exécuter l'acte formel de prise de possession territoriale au nom de Carlos III, roi d'Espagne et des Indes occidentales, tel que spécifié par le vice-roi.  Puis, n'ayant vu aucun Russe, Bodega se dirige vers le sud, prenant des relevés en longeant la côte.  Après cette expédition, il devient clair pour les Espagnols que les Russes tant redoutés ne constituent pas une menace très sérieuse.  Certains se demandent même s'il faut continuer l'exploration de cette côte, puisqu'il n'est pas question d'y fonder d'établissement.

 

Cook et les Britanniques entrent en scène. A la recherche du passage du Nord-Ouest

Capitaine James Cook, Marine royale, dans les années 1770. James Cook (1728-1779) fut l'un des officiers de la marine britannique les plus connus du 18e siècle. Mieux connu pour ses explorations dans le Pacifique Sud, Cook a également apporté une importante contribution pour l'histoire du Canada. Ses cartes du fleuve Saint-Laurent, datant de 1759, ont été cruciales au succès des attaques britanniques sur Québec cette année-là. Il a également consacré cinq saisons à tracer la carte des côtes de Terre-Neuve. Finalement, en 1778, pendant son dernier voyage, l'explorateur a levé la carte de certaines sections de la côte de la Colombie-Britannique alors qu'il était à la recherche du passage du Nord-Ouest. Cette gravure est inspirée d'un portrait de 1776. Cook porte l'uniforme de grande tenue d'un capitaine de la Marine royale porté de 1774 à 1787, ainsi qu'une perruque grise.

 

Entre-temps, d'autres pays ont également commencé à s'intéresser au Pacifique.  Louis-Antoine de Bougainville, vétéran de l'état-major de Montcalm au Canada, avait exploré le Pacifique Sud durant les années 1760, tout comme un autre participant du siège de Québec, le Britannique James Cook, capitaine de la Royal Navy.  C'est à cet explorateur émérite, ayant déjà effectué deux circumnavigations, que le gouvernement britannique confie la mission d'explorer la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord.  Cook doit tenter de trouver l'entrée d'un éventuel passage du Nord-Ouest, c'est-à-dire d'une voie maritime qui relierait le Pacifique à l'Atlantique en contournant le continent nord-américain.

Des cartes russes, publiées en 1774, représentent l'Alaska comme une île, longée par un large détroit du côté du continent américain.  En 1771, l'explorateur Samuel Hearne, de la Compagnie de la baie d'Hudson, s'était rendu jusqu'à l'embouchure de la rivière Coppermine, dans les Territoires du Nord-Ouest, par voie de terre, et avait aperçu le littoral de l'Arctique.  Ces informations permettent de croire en l'existence d'un passage du Nord-Ouest d'une importance stratégique immense pour le Canada ; s'il existe réellement, la Grande-Bretagne se doit alors de le contrôler.

Le 12 juillet 1776, le HMS Discovery, de 12 canons, ayant à son bord 22 officiers, 71 marins et 20 soldats d'infanterie de marine, et le HMS Resolution, avec 81 officiers et marins, quittent Plymouth.  Cook a reçu l'instruction de ne pas s'opposer aux prétentions territoriales espagnoles ou russes.  Mais il doit prendre possession des territoires « utiles », au nom du roi, avec l'accord des autochtones.

 

Navires de l'expédition de Cook à Nootka, en 1778. Cette gravure est inspirée d'un dessin de John Webber, l'artiste officiel du capitaine Cook, lors du troisième voyage sur le Pacifique (1776-1779). Les Navires de sa Majesté Resolution et Discovery sont ancrés à Ship Cove près de Nootka Sound. L'expédition a pris une pause à cet endroit en avril 1778 pour effectuer un radoub. Une série d'observations astronomiques ont été effectuées à partir d'un observatoire temporaire érigé sur la côte. On peut voir les tentes et les instruments de l'observatoire à gauche. Des habitants de la région observent les visiteurs.

 

En mars 1778, Cook atteint la côte nord-ouest de l'Amérique et entreprend de la longer.  Le 29 mars, ses deux navires jettent l'ancre dans le havre de Nootka, face au village de Yuquot.  Les Européens l'ont déjà approchée, mais c'est la première fois qu'ils y débarquent.  Cook et ses hommes sont reçus amicalement par le chef, Muquinna.  Les relations sont d'abord excellentes et les échanges jugés très fructueux de part et d'autre.  Les Anglais constatent que les Amérindiens possèdent quelques outils en fer et deux cuillères en argent, preuve qu'ils ont déjà été en contact, directement ou pas, avec des Européens.

 

Le capitaine James Cook rencontrant les dirigeants de Nootka à Nootka Sound, en 1778
Le Capitaine James Cook (1728-1779) rencontre le chef Muquinna de Nootka (décédé en 1798) à Nootka Sound (lieu actuel de l'île de Vancouver) en 1778, pendant ses explorations de la côte Nord-Ouest du Canada.

 

Ces bonnes relations se gâtent quelque peu par la suite, quand certains membres de l'expédition accusent les Amérindiens de leur avoir volé des objets.  Cook fait alors construire un observatoire provisoire.  Il donne l'ordre aux hommes affectés à cette tâche de travailler en armes, mais les Amérindiens lui font comprendre qu'ils sont rarement armés et qu'ils ne veulent pas l'attaquer.  Pour qu'ils sachent bien à quoi ils s'exposent s'ils deviennent hostiles, le lieutenant James Williamson leur fait une démonstration de tir ; à l'aide d'un fusil, il tire sur un manteau de peau de loutre marine à vingt mètres de distance, la transperçant de plusieurs gros trous.  La puissance de l'arme à feu provoque l'effet escompté, car les Amérindiens « se regardèrent pendant un long moment, surpris, craintifs et silencieux».  Cet ouvrage achevé, Cook effectue des relevés très précis de sa position.  Le 28 avril, après avoir radoubé ses navires et restauré ses hommes, il reprend la mer, cinglant vers le nord.

 

Vers le nord et l’Alaska

Le mauvais temps force Cook à se tenir au large et il ne revoit la terre qu'en Alaska.  Il longe alors la côte jusqu'au détroit de Béring, mais se heurte bientôt à une véritable muraille de glace, qui le contraint à rebrousser chemin sans avoir trouvé l'entrée du passage du Nord-Ouest.  Il est finalement tué au début de l'année suivante par des indigènes dans les îles Hawaï, mais le reste de son expédition parvient à regagner l'Angleterre.  Après cette extraordinaire reconnaissance du Pacifique, l'existence d'un passage du Nord-Ouest, entre Nootka et l'Alaska, est sérieusement remise en question.  Contrairement aux Russes et aux Espagnols, qui gardaient les résultats de leurs explorations secrets, les Britanniques publient le récit et les excellentes cartes du voyage de Cook en 1784.  Ils ont compris qu'en rendant publiques leurs découvertes, ils se dotent d'un avantage considérable si des contestations devaient s'élever par la suite.

Cette ouverture s'inscrivait d'ailleurs dans une nouvelle tendance apparue durant le Siècle des lumières, qui devait atteindre son apogée avec les explorations du Pacifique : la reconnaissance du principe selon lequel la sécurité des navires et de leurs occupants transcende la question des frontières nationales.  Une nation qui diffuse ses connaissances scientifiques et cartographiques pour en faire bénéficier toutes les autres voit son prestige sensiblement accru.

 

Réaction espagnole

Cependant, à Madrid, les autorités espagnoles redoutent les conséquences de l'expédition de Cook, dont les préparatifs leur ont été signalés dès 1776 par des espions à leur solde.  Ayant ordonné au vice-roi Bucareli de s'opposer à Cook s'il atteignait la Californie, celui-ci avait répondu que de tels ordres étaient diplomatiquement risqués, tout en étant irréalisables avec les moyens dont il disposait.  Il avait même retardé le départ d'une nouvelle expédition vers le nord, et ce jusqu'en 1779.

Enfin, le 11 février de la même année, les frégates Princesa et Favorita, sous le commandement du lieutenant Ignacio de Arteaga et de son second, le lieutenant Bodega, quittent San Blas.  Ces deux hommes ont pour mission d'explorer la côte nord-ouest, et non d'intervenir contre les navigateurs anglais.  Le seul fait de croiser ces derniers suffira pour confirmer la présence de l'Espagne dans cette région.  La rencontre n'a cependant pas lieu.  Cook est parti depuis longtemps déjà quand les frégates espagnoles arrivent à Nootka, en juillet 1779, après avoir longé la côte de l'Alaska.  Arteaga et Bodega rapportent des relevés détaillés, qui sont consignés aux archives avec ceux des expéditions antérieures, car l'Espagne est maintenant en guerre contre l'Angleterre et sa marine mobilisée à des fins de combat plutôt que d'exploration.

Après le retour de la paix, en 1783, les Espagnols ne reprennent pas immédiatement leurs expéditions vers le nord, les considérant désormais comme inutiles.  En 1786, l'arrivée en Californie d'une expédition française dirigée par Lapérouse les fait changer d'opinion.  Celui-ci confirme aux Espagnols non seulement l'existence en Alaska de postes russes, mais aussi la présence, sur la côte nord-ouest, de navires marchands anglais venus commercer avec les Amérindiens.  En effet, les voyages de Cook avaient révélé que des profits extraordinaires pouvaient être tirés de la vente en Chine de fourrures obtenues sur la côte nord-ouest du Pacifique.

Par conséquent, en janvier 1787, le roi Carlos III ordonne la reprise des expéditions espagnoles.  L'année suivante, le Princesa et le San Carlos remontent le long de la côte jusqu'à l'île Kodiack, en Alaska.  Chemin faisant, l'enseigne de vaisseau Estebàn José Martinez, qui les commande, constate en effet que plusieurs navires marchands anglais et américains fréquentent la région.  De retour au Mexique, il s'empresse de recommander l'établissement d'un fort à Nootka afin de protéger les droits de l'Espagne.

 

Projets russes, britanniques et espagnols. La présence russe

Malgré toutes les craintes que suscitent les Russes, leur présence en Alaska est beaucoup moins importante qu'on ne le pense alors.  Ils y possèdent seulement quelques petits postes de commerce dotés d'une infime population, et n'y entretiennent pas de troupes en garnison ni de navires de leur marine de guerre.  Cependant, les explorations anglaises, espagnoles et françaises finissent par inquiéter les autorités impériales et, en décembre 1786, la tsarine Catherine II ordonne à la marine impériale d'organiser une expédition vers les côtes de l'Alaska.  Les marchands étrangers devront être chassés et la souveraineté de la Russie sera proclamée sur tout le territoire situé au nord du 55e degré de latitude (au nord des îles de la Reine-Charlotte) au moyen de balises, de prises de possession officielles et de patrouilles effectuées par des navires de guerre.  Des relevés scientifiques et cartographiques détaillés devront également être exécutés.  L'amirauté russe assigne quatre navires de guerre et un navire de transport à l'expédition, qui doit compter 34 officiers, 639 marins et soldats, ainsi que des hommes de science.  Le commandement en est confié au capitaine Gregorii Ivanovich Mulovskii, jeune officier talentueux, âgé de 29 ans seulement.  L'expédition doit partir en 1789 et son retour est prévu pour 1791, mais, à la fin de l'été 1787, la guerre éclate entre la Russie, la Turquie et la Suède, de sorte que l'impératrice juge préférable d'annuler l'opération.

 

Plans d'implantation d'une colonie britannique dans la baie Nootka

Les Russes ne sont pas les seuls à nourrir des ambitions impérialistes dans le Pacifique.  Les Britanniques passent à l'action en Australie avec la fondation de Port Jackson, en janvier 1788.  Ils projettent aussi de fonder un établissement sur la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, non seulement pour servir de port d'attache aux navires marchands anglais, mais surtout dans un but géostratégique d'envergure : assurer l'hégémonie britannique de l'Atlantique au Pacifique sur l'ensemble de la partie septentrionale de l'Amérique du Nord !

 

En 1789, le gouvernement britannique prépare une imposante expédition afin d'établir une colonie à Nootka.  Le navire d'exploration HMS Discovery se rendra dans le Pacifique, escorté par le HMS Gorgon, grosse frégate de 44 canons.  À Hawaï, ils rencontreront le HMS Sirius, frégate de 28 canons.  À partir de là, les trois bâtiments navigueront de conserve jusqu'à l'île de Vancouver afin d'y établir une petite base navale, au printemps de 1791.  Parallèlement, le gouverneur général du Canada organise une expédition qui partira de Montréal pour se rendre à la côte du Pacifique par voie de terre - ce qui n'avait encore jamais été accompli -, afin d'opérer une liaison transcontinentale avec l'expédition partie d'Angleterre.  Toutefois, cet ambitieux projet britannique tournera vite court.

 

Poursuite des explorations espagnoles

Capitaine Alejandro Malaspina, Marina real, vers 1795
Ce portrait de 1795 illustre Alejandro Malaspina (1754-1810) portant l'uniforme d'un capitaine de la Marina real (ou marine espagnole). Malaspina était un scientifique reconnu et a commandé l'expédition espagnole de 1789-1795 qui a fait le tour du globe. Les navires de Malaspina ont visité Nootka sur la côte de la Colombie-Britannique, en août 1791. Une intrigue politique en rapport avec la corruption de la Cour espagnole a mené à l'arrestation de Malaspina pour trahison en 1796. La carrière de l'explorateur a été interrompue prématurément. Museo naval, Madrid.

 

Par ailleurs, dès 1788, l'Espagne prépare également une expédition dans le Pacifique, d'une visée à la fois « scientifique et politique ».  Elle sera commandée par l'un des chefs de file du monde scientifique espagnol, le capitaine Alejandro Malaspina.  Malgré ces objectifs d'un autre ordre, l'aspect militaire de l'expédition s'avère fort important.  En effet, d'après les instructions qu'il a reçues, Malaspina doit repérer des havres propres à constituer des bases pour les navires de guerre espagnols, évaluer la sécurité et la défense du commerce maritime colonial, et constater l'état d'avancement des établissements européens dans le Pacifique, particulièrement ceux des Britanniques en Australie.  Une partie de son périple comprendra aussi une exploration détaillée de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, à la hauteur de la Colombie-Britannique actuelle.  Deux corvettes, la Descubierta et l'Atrevida, dotées des meilleurs instruments scientifiques et portant chacune 24 canons, sont construites en vue de la réalisation de ce projet, et l'expédition de Malaspina quitte Cadix à la date prévue, le 30 juillet 1789, pour se diriger vers le Pacifique.

 

L'incident de Nootka. L’Espagne veut assurer sa souverainnetée

Au Mexique, le vice-roi Manuel Antonioflôrez approuve la suggestion de Martinez d'occuper Nootka.  En février 1789, le Princesa et le San Carlos font voile vers Nootka pour y construire un poste provisoire suffisant pour garantir la souveraineté espagnole.  Outre leur équipage, les deux bâtiments transportent 31 soldats.  Martinez, qui commande l'expédition, doit veiller à ce que les navires étrangers reconnaissent l'autorité espagnole, sans toutefois avoir recours à la force.  Mais en arrivant à Nootka, le 5 mai, il a la surprise d'y trouver trois navires marchands à l'ancre !  Deux d'entre eux sont américains, ce qui ne pose guère de problème, ces derniers n'étant pas considérés comme menaçants du point de vue des revendications espagnoles.  Cependant, le troisième navire, l'Efigenia Nubiana, n'a manifestement de portugais que son pavillon et son « capitaine », tout l'équipage étant anglais.  Martinez en conclut qu'il s'agit d'un bâtiment britannique naviguant sous un pavillon de convenance.  De plus, il apprend par des autochtones qu'une expédition commerciale anglaise sous le commandement de John Meares - un ancien lieutenant de la Royal Navy - s'est non seulement arrêtée à Nootka l'année précédente pour commercer, mais qu'elle y a aussi érigé des abris temporaires et même construit un petit navire, le North West America.

 

Une inquiétante présence britannique

Afin de raffermir la mainmise espagnole sur la région, Martinez commence donc immédiatement à ériger une plate-forme d'artillerie et quelques bâtisses.  Les travaux vont bon train quand, le 2 juillet, un navire britannique commandé par le capitaine James Colnett, l'Argonaut, arrive de Chine, ayant à bord, outre le personnel navigant, 28 ouvriers chinois et un équipement considérable.  Pour comble, Colnett déclare à Martinez avoir reçu de son roi l'ordre d'édifier un établissement à Nootka !

Il n'en faut pas plus pour que Martinez conclue à un complot anglais dont l'objectif est d'envahir la côte nord-ouest et d'en expulser sa nation.  Colnett, par ailleurs, ne tient pas à se soumettre à l'autorité espagnole.  Au cours d'une discussion, les deux commandants, dotés l'un et l'autre d'un tempérament bouillant, finissent par s'emporter et Colnett met la main à son épée.  Martinez saisit ce prétexte pour l'arrêter et s'emparer de son navire.  Peu après, le 12 juillet, un autre navire britannique, le Princess Royal, arrive à son tour à Nootka en provenance de Chine.  Martinez décide de régler le problème une fois pour toutes et, outrepassant ses instructions, saisit tous les navires anglais pour les envoyer à la base navale de San Blas, au Mexique !

 

Troubles autour de la première colonie de peuplement européenne

Soldat, Primera Compañia franca de Voluntarios de Cataluña à Nootka, 1790-1794
La Primera Compañia franca de Voluntarios de Cataluña (ou première compagnie franche de volontaires catalans) était une unité coloniale espagnole formée en 1767 pour servir en Amérique. En 1790, elle a détaché des hommes pour la garnison espagnole en poste à Nootka. Il s'agissait alors de la première unité militaire européenne en poste sur le site actuel de la Colombie-Britannique. L'uniforme des membres de cette unité ressemblait beaucoup à celui de son régiment parent en Espagne, le Segundo Regimiento de los Voluntarios de Cataluña (ou second régiment de volontaires catalans), avec le même manteau bleu, le col et les manchettes jaunes, le gilet jaune, les culottes bleues et le tricorne noir, ainsi que la cocarde rouge des rois bourbons d'Espagne.

 

Jusqu'alors, les Amérindiens s'étaient tenus à l'écart de ces disputes entre Blancs.  Cependant, les saisies espagnoles les empêchent de commercer avec les Britanniques, ce qui leur déplaît souverainement !  Mécontent et irrité, un de leurs chefs, Callicum, va à la rencontre du commandant Martinez, et ce qu'il crie, depuis sa pirogue, est pris pour des insultes.  Cédant à son tempérament impulsif, Martinez tire un coup de feu en l'air pour l'intimider.  Mais voilà qu'un marin de l'équipage, croyant que son commandant a manqué la cible, épaule à son tour, vise, et tue Callicum !  Funeste erreur que les propagandistes britanniques ne manqueront pas d'utiliser ultérieurement...  Martinez demeure à Nootka avec ses hommes jusqu'à l'automne, puis reçoit l'ordre de rentrer à San Blas afin de s'expliquer devant les autorités pour avoir saisi des navires anglais en temps de paix.

Malgré ces incidents, les Espagnols décident de rendre permanent leur poste militaire de la baie de Nootka.  Le 3 avril 1790, trois de leurs navires, sous le commandement du lieutenant Francisco de Eliza y Reventa, jettent l'ancre, et les travaux de construction reprennent aussitôt.  Bientôt, une batterie de canons défend l'entrée du port, tandis que des casernes pour les soldats et une villa pour les officiers sont érigées.  Près de 80 militaires, portant l'uniforme bleu relevé de jaune de la première compagnie des Voluntarios de Cataluna, sous le commandement du lieutenant-colonel Pedro de Alberni, s'y installent.  Ces volontaires ne sont cependant catalans que de nom.  Il s'agit en réalité d'un corps de l'armée coloniale de la Nouvelle-Espagne, dont la plupart des hommes ont été recrutés au Mexique.

Ce « présidio », comme les Espagnols appellent leurs forts frontaliers, est le poste le plus septentrional de tout leur empire.  Cette base militaire et navale constitue aussi le premier établissement européen sur la côte ouest canadienne.

 

Tempête diplomatique

En Amérique, personne ne prévoit la tempête diplomatique que va soulever, dans les cours d'Europe, la saisie des navires britanniques.  Dès que les rumeurs de l'opération parviennent en Angleterre, l'opinion publique se montre scandalisée par ce geste qui remet en cause le principe de la libre circulation sur les mers.  La susceptibilité nationale est à fleur de peau le drapeau britannique et l'honneur du pays a été piétiné, croit-on, par les militaires espagnols !  En avril 1790, l'arrivée de John Meares, un des associés de James Colnett, confirme ces rumeurs et ravive le sentiment anti-espagnol.  En mai, la question est débattue à la Chambre des communes.  L'amirauté annule l'expédition qui devait partir pour la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord et ordonne à la Royal Navy de se préparer en vue d'hostilités.

 

La Grande-Bretagne et l’Espagne au bord de la guerre

Madrid, le roi Carlos IV donne également l'ordre de mobilisation à sa marine, mais, pour éviter d'être entraîné malgré lui dans un engrenage infernal, il fait savoir aux gouvernements européens qu'il ne déclarera pas la guerre le premier...  En Angleterre, en revanche, le vent de la guerre souffle !  Dès le mois de juillet, l'amiral Howe croise au large des côtes européennes à la tête d'une puissante escadre de la Royal Navy composée de 29 grands vaisseaux de guerre pour impressionner les Espagnols par un peu de « diplomatie des canonnières ».  Cette stratégie tourne mal lorsque le cabinet britannique apprend, non sans inquiétude, qu'une escadre espagnole tout aussi puissante a quitté Cadix pour se diriger vers le nord !  Qu'arrivera-t-il si ces deux puissantes flottes se rencontrent en haute mer ?  Plongeront-elles l'Europe occidentale dans une guerre pour la possession de Nootka, un endroit situé aux antipodes du monde connu ?

Fort heureusement, les deux escadres ne se rencontrent pas, mais la guerre, si elle avait été déclarée, aurait mis en jeu les marines militaires de trois pays.  D'abord, la marine britannique, qui compte environ 400 navires de toutes tailles, mais dont une partie seulement est en état de livrer combat dans l'immédiat.  Ensuite, bien évidemment, la marine espagnole, troisième au monde après les flottes anglaise et française, mais particulièrement redoutable à cause du nombre élevé de grands vaisseaux qui la composent - 64 bâtiments sur 110, incluant le plus gros navire de guerre au monde, le Santisima Trinidad, portant 130 canons.  Enfin, à cause de l'alliance franco-espagnole, la marine française, forte d'environ 150 navires, aurait pu elle aussi entrer en scène !  C'est donc face à un défi de taille que la Royal Navy se serait trouvée confrontée.

 

Le rôle de la France

L'attitude de la France dans la crise de Nootka est donc alors décisive.  La Révolution française a éclaté en juillet 1789, mais, à l'été de 1790, les plus graves conséquences de cet événement restent encore à venir.  Les forces armées sont encore relativement intactes et le roi Louis XVI occupe toujours le trône, même si le véritable pouvoir repose de plus en plus dans les mains de l'Assemblée nationale.  En guise de précaution, la France mobilise d'abord sa marine de guerre avant d'aborder la question principale : doit-elle respecter son alliance et appuyer l'Espagne dans sa revendication de Nootka, ce lointain morceau de son empire colonial ?  À la fin du mois d'août, estimant que l'opinion publique n'acceptera jamais de prendre à son compte un tel conflit, l'Assemblée nationale déclare que la France n'ira pas en guerre contre la liberté et les droits de l'homme.  En clair, cela signifie que la France se retire de l'alliance.

Sans l'appui de la France, la position espagnole devient intenable.  Fort heureusement pour elle, la colère des Britanniques s'apaise au fil des semaines, de sorte qu'il devient possible de négocier.  Le 28 octobre 1790, à Madrid, l'Espagne et la Grande-Bretagne signent la convention de la baie de Nootka.  La menace de guerre est écartée !  Selon les termes de ce traité, les deux puissances coloniales reconnaissent détenir toutes deux des droits sur la côte nord-ouest, au nord de la Californie, et chacune aura accès aux établissements de l'autre.  Des commissaires seront nommés par chaque nation pour régler les détails de l'entente.

Cette convention a souvent été interprétée comme un engagement, de la part des Espagnols, de se retirer de la côte nord-ouest.  Or, rien ne les oblige à quitter Nootka.  Bien au contraire, ils améliorent les fortifications terrestres et aménagent une batterie flottante dans le port.  Ce que la convention de la baie de Nootka modifia fut plutôt la notion selon laquelle la côte du Pacifique était espagnole depuis le Chili jusqu'à l'Alaska.  Désormais, la Grande-Bretagne détient des droits sur cette côte au nord de la Californie, droits qui restent encore à définir par les commissaires des deux nations.

 

La vie de garnison à Nootka. De meilleures relations entre Espagnols et indigènes

Fort espagnol à Nootka en 1793. Cette aquarelle produite par Sigismund Bacstrum est inspirée d'un croquis réalisé le 20 février 1793. On y voit le Presido à Nootka, ainsi que le drapeau espagnol rouge et jaune flottant au-dessus de la batterie, à gauche, et le campement des soldats, à droite.

 

Pendant que ces événements se déroulent en Europe, la vie à Nootka est relativement paisible, bien que pénible.  La garnison, habituée au climat mexicain, souffre beaucoup du froid et de maladies, malgré ses provisions de vêtements chauds et de médicaments.  Plusieurs soldats succombent, quelques-uns désertent, d'autres sont renvoyés en Californie pour y être soignés.  La garnison compte entre 73 et 76 soldats durant l'année 1791, et entre 64 et 73 durant l'année 1792, nombre qui tombe à 59 en 1793.

Pedro de Alberni, commandant de la garnison de Nootka, met tout en oeuvre pour reconquérir l'amitié des Amérindiens, qui se sont retirés après la mort de Callicum.  Ces derniers répondent aux avances des Espagnols et reviennent à Nootka.  Fin diplomate, Alberni compose même un poème dans leur langue, que ses soldats chantent en choeur en l'honneur de leur chef Muquinna: « Muquinna, Muquinna, Muquinna est un grand prince, notre ami ; Espagne, Espagne, Espagne est l'amie de Muquinna et de Nootka ».  Le chef est ravi et une ère d'entente cordiale entre la garnison espagnole et les autochtones s'ensuit.  Très industrieux, Alberni étudie la botanique, fait aménager des jardins et entreprend de faire de l'élevage de bétail et de volaille dans ce lointain présidio, afin de pourvoir aux besoins des soldats de la garnison et des marins qui y séjournent pendant l'été.  Alberni compile aussi le vocabulaire nootka avec son équivalent en espagnol.  Il étudie en outre la météorologie, et ses relevés détaillés des années 1790 et 1791 sont les premiers à avoir été effectués systématiquement sur la côte nord-ouest.  Alberni quitte Nootka en 1792, mais les Amérindiens garderont longtemps un excellent souvenir de lui.  De nos jours, le nom de ce talentueux officier des volontaires catalans est perpétué par Port Alberni, en Colombie-Britannique.

 

Tambour, première compagnie française de volontaires de Catalogne à Nootka, 1790-1794
Il y avait deux tambours au sein de la Primera Compañia franca de Voluntarios de Cataluña (ou première compagnie franche de volontaires catalans). Cette unité de l'armée coloniale espagnole a garni les rangs de la garnison initiale à Nootka. Après 1760, les tambours de l'armée espagnole portaient la livrée du roi d'Espagne - un manteau bleu avec un col et des manchettes écarlates, ainsi qu'un gilet écarlate. Le manteau et le gilet étaient parementés d'un ruban écarlate brodé d'un fil blanc. Ce même patron de ruban était utilisé pour les uniformes français avant le début de la Révolution française, en 1789. Les rois bourbons d'Espagne étaient de la lignée de la famille royale de France et ont adopté une livrée semblable.

 

Les explorations et les escarmouches se poursuivent

 

Des Autochtones allant à la rencontre des goélettes Sutil et Mexicana de la Marine espagnole, en 1792. Cette toile illustre une rencontre, le 11 juin 1792, entre des canots autochtones et les goélettes Sutil et Mexicana de la Marine espagnole. On aperçoit le mont Baker en arrière-plan. Ce jour-là, au canal Guemes (près du site actuel de Anacortes, dans l'État de Washington), une expédition espagnole a pris une pause pour faire des observations astronomiques dans le but de fixer exactement sa longitude. Sa mission consistait à lever la carte du détroit de Juan de Fuca, et à chercher le passage du Nord-Ouest. Cette toile est l’œuvre de José Cardero, l'artiste officiel de l'expédition.

 

En 1791 et 1792, Nootka sert de petite base navale pour les explorations de la marine espagnole et plusieurs soldats de la garnison sont détachés sur des navires pour servir en qualité d'infanterie de marine.  Ces expéditions sont quelquefois périlleuses.  Ainsi, en 1791, près de la ville actuelle d'Esquimalt, des guerriers en canots contraignent les hommes du commandant Francisco de Eliza à rebrousser chemin.  L'année suivante, un pilote de la marine espagnole trouve la mort, assassiné par des Amérindiens alors qu'il chassait dans ce qui est aujourd'hui Neah Bay (Washington).  Cet acte amène son commandant, Salvador Fidalgo, à ouvrir le feu sur deux paisibles canots amérindiens, tuant plusieurs de leurs occupants.  Fait à noter, Fidalgo est réprimandé par ses supérieurs tant au Mexique qu'en Espagne pour ce geste intempestif.  Au nord, plusieurs hommes de l'Aranzazu échappent de justesse aux Haïdas des îles de la Reine-Charlotte.  Dans les parages de l'île de Vancouver, les membres de l'équipage des petits navires Sutil et Mexicana, détachés de l'expédition de Malaspina, sous les ordres de Dionisio Alcalâ-Galiano et de Cayetano Valdés y Flores Bazan, connaissent des expériences plus paisibles.

 

Frégate du capitaine Dionisio Alcala-Galiano, Marina real, vers 1792. Dionisio Alcala-Galiano (1762-1805) était l'officier espagnol qui était aux commandes de la goélette Sutil lorsqu'elle a pris part à l'expédition pour lever des cartes dans le détroit de Juan de Fuca en 1792. Ce portrait contemporain illustre l'officier portant l'uniforme d'un capitaine de la Marina real (la marine espagnole). Alcala-Galiano est décédé au cours de la fameuse bataille de Trafalger, en 1805, alors qu'il commandait le navire aux 74 canons de la ligne Bahama.

 

Vancouver et Bodega y Quadra

Afin de régler les détails de la convention de la baie de Nootka, la Grande-Bretagne nomme George Vancouver, capitaine de la Royal Navy et ex-compagnon de l'explorateur James Cook, à la fonction de commissaire, tandis que Bodega, capitaine de la marine espagnole et vétéran des explorations de la côte nord-ouest, est son homologue pour l'Espagne.  Vancouver et Bodega se rencontrent à Nootka en août 1792.  Ils entretiennent de bonnes relations, mais ne parviennent pas à s'entendre sur les détails du transfert des propriétés prévu par la convention.  Ils décident donc d'un commun accord de soumettre le problème à leurs gouvernements respectifs pour ne pas prendre le risque de provoquer un nouvel incident diplomatique.

Vancouver continue à explorer la côte et à faire le tour de l'île qui porte aujourd'hui son nom.  Il poursuit aussi l'œuvre de Cook en cherchant à vérifier l'existence d'un passage du Nord-Ouest ; durant trois étés, il étudie minutieusement toute la côte entre les 30e et 60e degrés de latitude nord.  Ce n'est qu'en septembre 1795 qu'il rentre en Angleterre.  Trois ans plus tard, il publie le récit de son voyage - ouvrage exhaustif et d'une qualité exemplaire.  Il peut affirmer sans l'ombre d'une hésitation que l'entrée du passage du Nord-Ouest tant recherché ne se trouve pas dans les limites du territoire qu'il avait exploré, ce qui est exact.

 

L’évacuation de Noutka

Soldat, Compañia Fija de San Blas, 1794-1795. La compagnie Fija de San Blas (ou compagnie fixe – garnison de San Blas) a été formée au Mexique en 1788 pour garder la base navale espagnole à San Blas. Un détachement de l'unité a remplacé la garnison de Nootka en 1794 et 1795. L'uniforme bleu et jaune que porte cet homme est agrémenté d'une culotte à jambières blanche et d'un gilet blanc qui, selon les documents de référence, ont été remis à la compagnie. Les petits fruits que cet homme déguste ne sont pas des éléments officiels.

 

Entre-temps, en Europe, l'intérêt pour Nootka a considérablement diminué.  En effet, en février 1793, la Grande-Bretagne et l'Espagne s'étaient alliées dans une guerre contre la France !  Le problème de la côte nord-ouest semble déjà lointain et les deux alliées signent une entente, le 11 janvier 1794, selon laquelle elles déclarent abandonner la région.  Au cours de la même année, les volontaires catalans en garnison à Nootka sont relevés par une vingtaine de soldats de la Compania fija de San Blas, qui montent la garde jusqu'au 23 mars 1795.  Ce jour-là, après une cérémonie officielle d'adieu à laquelle participe le lieutenant d'infanterie de marine Thomas Pierce, qui représente l'Angleterre, le présidio de Nootka est démantelée.  L'artillerie et la garnison sont embarquées à bord de l'Activa qui fait voile vers le sud.  Ainsi prend fin le règne de l'Espagne sur la côte nord-ouest.

Tout au long de ce premier épisode de l'exploration de la côte canadienne du Pacifique par des nations européennes - exploration provoquée par la crainte chez les Espagnols d'une invasion russe -, les forces armées jouèrent un rôle prépondérant.  Ces événements montrent bien également à quel point les militaires des nations maritimes du XVIIIe siècle se souciaient des progrès des sciences et de la géographie, et pas seulement de l'art de la guerre.  Ces hommes constituaient le fer de lance des explorations et on les retrouvait partout aux confins du monde connu, occupés à compiler des données géographiques, hydrographiques, astronomiques, météorologiques et ethnographiques.

 

D’un océan à l’autre

« Du Canada par voie terrestre » - Alexandre MacKenzie atteint le Pacifique, le 22 juillet 1793. Alexander MacKenzie et ses compagnons sont arrivés sur la côte du Pacifique en passant par la rivière Bella Coola, le 22 juillet 1793. L'expédition est partie de Montréal et est passée par les montagnes Rocheuses. Il s'agit de la première traversée nord-américaine par terre vers le Pacifique. Cette traversée avait des implications géostratégiques importantes en ce qui concerne les revendications territoriales pour le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis. L'expédition des Américains Lewis et Clark, plus connue en raison des médias américains, n'a atteint le Pacifique qu'en 1805.

 

À la fin du XVIIIe siècle, malgré plusieurs tentatives, l'amirauté britannique n'est toujours pas parvenue à découvrir le fameux passage du Nord-Ouest reliant l'Atlantique au Pacifique.  Cependant, d'autres tentent d'établir ce lien par voie de terre, notamment les trafiquants de fourrures travaillant à la solde de deux compagnies rivales, la Compagnie du Nord-Ouest et la Compagnie de la baie d'Hudson.  L'un d'eux, partenaire de la Compagnie du Nord-Ouest, y parvient enfin.  Parti de Montréal, Alexander McKenzie franchit les Rocheuses et atteint la côte du Pacifique par la rivière Bella Coola, le 22 juillet 1793.

Au cours des décennies suivantes, d'autres trafiquants de fourrures construisent des postes de traite jusqu'à la côte du Pacifique.  Ces hommes venus de l'est, souvent de souche canadienne-française ou écossaise, peuvent se transformer au besoin en miliciens, pour défendre le drapeau britannique qui flotte sur leurs petits postes.  Ainsi, dès le début du XIXe siècle, peu après le départ des Espagnols de la côte nord-ouest, les principales balises de l'immense territoire de l'Amérique du Nord britannique sont en place, de l'Atlantique jusqu'au Pacifique.  Un jour, un pays en émergera : le Canada.
 



05/01/2013
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